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— Hmm, je vois… Jusqu’à quelle heure ?

— Ch’ais pas. 2 heures, environ…

— Mazette ! Et après ?

— Après quoi ?

— Vous avez fait une ronde ?

Cette fois, les épaules du vigile s’affaissèrent carrément.

— Non.

— Encore un film ?

— Non, on est allés dormir.

— Vous n’êtes pas censés faire des rondes ?

— Si.

— À quelle fréquence ?

— Toutes les deux ou trois heures.

— Et vous n’en avez pas fait une seule, cette nuit, je me trompe ?

Le vigile fixait la pointe de ses chaussures. Il semblait absorbé dans la contemplation d’une petite tache.

— Non…

— J’ai pas entendu.

— Non.

— Pourquoi ?

Cette fois, le vigile releva la tête.

— Écoutez, qui… qui aurait l’idée de monter ici en plein hiver ? Y a jamais personne… C’est le désert… Alors, à quoi ça pourrait bien servir qu’on fasse des rondes ?

— Mais c’est quand même pour ça qu’on vous paye, non ? Et les tags sur les murs ?

— Des jeunes qui montent jusqu’ici parfois… Mais uniquement à la belle saison…

Servaz se pencha un peu plus, son visage à quelques centimètres de celui du vigile.

— Donc, si une voiture était montée pendant le film, vous ne l’auriez pas entendue ?

— Non.

— Et le téléphérique ?

Le vigile hésita pendant un quart de seconde. Cela n’échappa pas à Servaz.

— Pareil.

— Tu en es sûr ?

— Euh… oui…

— Et les vibrations ?

— Quoi, les vibrations ?

— Le téléphérique produit des vibrations. Je les ai senties. Vous ne les avez pas senties, cette nuit ?

Nouvelle hésitation.

— On était absorbés par le film.

Il mentait. Servaz en avait la conviction absolue. Un tissu de mensonges qu’ils avaient mis au point ensemble, avant l’arrivée des gendarmes. Les mêmes réponses, les mêmes hésitations.

— Un match plus deux films, ça nous fait environ cinq heures, calcula Servaz comme s’il était un restaurateur tapant une addition sur sa caisse enregistreuse. Mais il n’y a pas du bruit tout le temps pendant un film, non ? Il y a des plages de silence dans un film. Même dans un film d’horreur… Surtout dans un film d’horreur… Quand la tension monte, quand le suspense est à son comble… (Servaz se pencha encore. Son visage touchait presque celui du vigile. Il pouvait sentir sa mauvaise haleine — et sa peur.) Les acteurs ne passent quand même pas leur temps à pousser des hurlements et à se faire égorger, non ? Et le téléphérique, il met combien de temps pour monter là-haut ? Quinze minutes ? Vingt ? Pareil pour la descente. Tu vois où je veux en venir ? Ce serait quand même une sacrée bon Dieu de coïncidence si le vacarme du téléphérique avait été entièrement couvert par les bruits du film, non ? Qu’est-ce que t’en penses ?

Le vigile lui jeta un regard de bête traquée.

— Ch’ais pas, dit-il. C’était peut-être avant… ou pendant le match… En tout cas, on n’a rien entendu.

— Vous l’avez toujours, ce DVD ?

— Euh… oui…

— Parfait, on fera une petite reconstitution — pour voir s’il est matériellement possible que votre petit spectacle très privé ait couvert tout ce bruit. Et on essaiera aussi avec un match de football. Et même avec un porno, tiens — histoire de faire les choses à fond.

Servaz vit que la sueur dégoulinait sur le visage du vigile.

— On avait un peu bu, lâcha-t-il, d’une voix si basse que Servaz dut lui faire répéter.

— Pardon ?

— On avait bu…

— Beaucoup ?

— Pas mal.

Le vigile leva les mains, paumes vers le haut.

— Écoutez… Vous ne pouvez pas imaginer à quoi ça ressemble les nuits d’hiver ici, commissaire. Vous avez maté le décor ? Quand la nuit tombe, on a pour ainsi dire l’impression d’être seuls au monde. C’est comme si… comme si on était au milieu de nulle part… sur une île déserte, tiens… Une île perdue au milieu d’un océan de neige et de glace, ajouta-t-il avec un lyrisme surprenant. À la centrale, tout le monde s’en fout de ce qu’on fiche ici la nuit. Pour eux, on est invisibles, on n’existe pas. Tout ce qu’ils veulent, c’est que personne ne vienne saboter le matériel.

— Pas commissaire, commandant. N’empêche que quelqu’un a quand même réussi à monter jusqu’ici, à fracturer la porte, à mettre en marche le téléphérique et à charger un cheval mort à bord, dit Servaz patiemment. Ça prend du temps tout ça. Et ça ne passe pas inaperçu.

— On avait fermé les volets. Il y avait de la tempête, cette nuit. Et le chauffage fonctionne mal. Alors, on se calfeutre, on boit un coup pour se réchauffer et on met la télé ou la musique à fond pour ne pas entendre le vent. Si ça se trouve, pétés comme on l’était, on a pris ça pour les bruits de la tempête. On n’a pas fait notre boulot, c’est vrai — mais le cheval, c’est pas nous.

Un point pour lui, nota Servaz. Il n’avait aucun mal à imaginer ce que signifiait une tempête ici. Les rafales de vent, la neige, les vieux bâtiments déserts pleins de courants d’air, les volets et les portes qui grincent… Une crainte instinctive — celle qui saisissait les premiers hommes devant la fureur incontrôlée des éléments. Même pour deux durs à cuire.

Il hésita. Les versions des deux hommes concordaient. Pourtant, il n’y croyait pas. De quelque façon qu’il tournât le problème, Servaz était au moins sûr d’une chose : ils mentaient.

— Alors ?

— Leurs témoignages concordent.

— Oui.

— Un peu trop.

— C’est aussi mon avis.

Maillard, Ziegler et lui s’étaient réunis dans une petite pièce sans fenêtres, éclairée par un néon blafard. Sur le mur, une affiche clamait : « Médecine du travail, prévention et évaluation des risques professionnels » avec des consignes et un numéro de téléphone. La fatigue se lisait sur le visage des deux gendarmes. Servaz savait que c’était la même chose pour lui. À cette heure et en ce lieu, ils avaient l’impression d’être arrivés au bout de tout : au bout de la fatigue, au bout du monde, au bout de la nuit…

Quelqu’un avait apporté des gobelets pleins de café. Servaz regarda sa montre : 5 h 32. Le directeur de la centrale était rentré chez lui deux heures plus tôt, le visage gris et les yeux rouges, après avoir salué tout le monde. Servaz fronça les sourcils en voyant Ziegler pianoter sur un petit ordinateur portable. Malgré la fatigue, elle se concentrait sur son rapport.

— Ils se sont mis d’accord sur ce qu’ils allaient dire avant même qu’on les ait séparés, conclut-il en avalant son café. Soit parce qu’ils ont fait le coup, soit parce qu’ils ont quelque chose d’autre à cacher.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Ziegler.

Il réfléchit un instant, froissa son gobelet en polystyrène et le lança dans la corbeille mais la manqua.

— On n’a rien contre eux, dit-il en se penchant pour le ramasser. On les laisse partir.

Servaz revit les vigiles. Aucun des deux ne lui inspirait confiance. Des types comme eux, il en avait rencontré des wagons en dix-sept ans de métier. Avant l’interrogatoire, Ziegler lui avait appris qu’ils étaient stiqués — autrement dit, leurs noms apparaissaient dan le STIC (Système de traitement des infractions constatées), ce qui n’avait pas la moindre signification : vingt-six millions d’infractions, pas moins, étaient répertoriées dans le STIC, dont certaines contravention de cinquième classe applicables aux délits mineurs, au grand dam des défenseurs des libertés individuelle qui avaient décerné à la police française un Big Brother Award pour l’instauration de ce « mirador informatique ».