Mais Ziegler et lui avaient aussi découvert que tous deux figuraient également au bulletin n° 1 du casier judiciaire. Chacun avait purgé plusieurs peines de prison relativement brèves eu égard aux faits mentionnés : coups et blessures aggravés, menaces de mort, séquestration, extorsion de fonds et toute une gamme de violences variées — dont certaines sur leur compagnes. Malgré des casiers judiciaires aussi volumineux qu’un Bottin mondain, à eux deux ils ne totalisaient en tout et pour tout que cinq années de zonzon. Ils s’étaient montrés doux comme des agneaux pendant les interrogatoires, affirmant être rentrés dans le rang et avoir compris la leçon. Leurs professions de foi étaient identiques, leur sincérité nulle : le baratin habituel, que seul un avocat aurait pu faire semblant de gober. Instinctivement, Servaz avait perçu que, s’il n’avait pas été flic et s’il avait posé les mêmes questions au fond d’un parking désert, il aurait passé un sale quart d’heure et ils auraient pris plaisir à lui faire mal.
Il se passa une main sur la figure. Les beaux yeux d’Irène Ziegler étaient cernés et il la trouva encore plus séduisante. Elle avait laissé tomber la veste d’uniforme, la lumière du néon jouait dans ses cheveux blonds. Il regarda son cou. Il y avait un petit tatouage qui dépassait de son col. Un idéogramme chinois.
— On va faire une pause et dormir quelques heures. Quel est le programme demain ?
— Le centre équestre, dit-elle. J’ai envoyé des hommes mettre le box sous scellés. Les « TIC » s’en occuperont demain.
Servaz se souvint que Marchand avait parlé d’une effraction.
— On commencera par le personnel du centre. Il est impossible que personne n’ait rien vu ni rien entendu. Capitaine, dit-il à Maillard, je ne crois pas qu’on aura besoin de vous. On vous tiendra au courant.
Maillard acquiesça d’un hochement de tête.
— Il y a deux questions auxquelles nous devons répondre en priorité. Où est passée la tête du cheval ? Et pourquoi s’être donné la peine d’accrocher cet animal en haut d’un téléphérique ? Ce geste a forcément une signification.
— L’usine est la propriété du groupe Lombard, dit Ziegler, et Freedom était le cheval préféré d’Éric Lombard. De toute évidence, c’est lui qui est visé.
— Une accusation ? suggéra Maillard.
— Ou une vengeance.
— Une vengeance peut aussi être une accusation, dit Servaz. Un type comme Lombard a sûrement des ennemis, mais je ne vois pas un simple rival en affaires se livrer à ce genre de mise en scène. Cherchons plutôt parmi les employés, ceux qui ont été licenciés, ceux qui ont des antécédents psychiatriques.
— Il y a une autre hypothèse, dit Ziegler en refermant son ordinateur portable. Lombard est une multinationale présente dans de nombreux pays : la Russie, l’Amérique du Sud, l’Asie du Sud-Est… Il est possible que le groupe ait croisé la route de mafias, de groupes criminels, à un moment donné.
— Très bien. Gardons toutes ces hypothèses présentes à l’esprit et n’excluons rien pour le moment. Il y a un hôtel correct dans le coin ?
— Il y a plus de quinze hôtels à Saint-Martin, répondit Maillard. Ça dépend du genre que vous cherchez. Mais moi, si j’étais vous, j’essaierais Le Russell.
Servaz enregistra l’information tout en repensant aux vigiles, à leurs silences, à leur embarras.
— Ces types ont peur, dit-il soudain.
— Quoi ?
— Les vigiles : quelque chose ou quelqu’un leur a fait peur.
6
Servaz fut réveillé en sursaut par son portable. Il regarda l’heure au radio-réveil : 8 h 37. Merde ! Il n’avait pas entendu la sonnerie, il aurait dû demander à la patronne de l’hôtel de le réveiller. Irène Ziegler devait passer le prendre dans vingt minutes. Il s’empara du téléphone.
— Servaz.
— Comment ça s’est passé là-haut ?
La voix d’Espérandieu… Comme d’habitude, son adjoint était au bureau avant tout le monde. Servaz l’imagina en train de lire une BD japonaise ou de tester les nouvelles applications informatiques de la police, une mèche retombant sur le front, vêtu d’un pull griffé à la dernière mode choisi par son épouse.
— Difficile à dire, répondit-il en se dirigeant vers la salle de bains. Disons que ça ne ressemble à rien de connu.
— Mince, j’aurais bien aimé voir ça.
— Tu le verras sur la vidéo.
— Ça ressemble à quoi ?
— Un cheval accroché à un portique de téléphérique, à deux mille mètres d’altitude, répondit Servaz en réglant la température de la douche de sa main libre.
Il y eut un bref silence.
— Un cheval ? En haut d’un téléphérique ?
— Oui.
Le silence s’éternisa.
— Putain, dit sobrement Espérandieu en buvant quelque chose tout près du microphone.
Servaz aurait parié qu’il s’agissait de quelque chose d’effervescent plutôt que d’un simple café. Espérandieu était un spécialiste des molécules : molécules pour l’éveil, molécules pour le sommeil, pour la mémoire, pour le tonus, contre la toux, le rhume, la migraine, les maux d’estomac… Le plus incroyable, c’est qu’Espérandieu n’était pas un vieux policier proche de la retraite, mais un jeune limier de la criminelle d’à peine trente ans. En pleine forme. Qui courait trois fois par semaine le long de la Garonne. Sans problème de triglycérides ou de cholestérol, il s’inventait une collection de maux imaginaires qui, pour certains du moins, finissaient par devenir réels à force d’application.
— Quand est-ce que tu rentres ? On a besoin de toi ici. Les gosses prétendent que la police les a frappés. Leur avocat dit que la vieille est une ivrogne, poursuivit Espérandieu. Que son témoignage ne vaut rien. Il a demandé la relaxe immédiate pour l’aîné au juge des détentions. Les deux autres sont rentrés chez eux.
Servaz réfléchit.
— Et les empreintes ?
— Pas avant demain.
— Appelle le substitut. Dis-lui de faire traîner pour l’aîné. On sait que c’est eux : les empreintes vont « chanter ». Qu’il en parle au juge. Et essaie de faire activer le labo.
Il raccrocha, totalement éveillé à présent. En sortant de la douche, il se sécha rapidement et passa des vêtements propres. Il se lava les dents et s’inspecta dans la glace au-dessus du lavabo en pensant à Irène Ziegler. Il se surprit à s’examiner plus longuement que d’habitude. Il se demanda ce que la gendarme voyait en lui. Un type encore jeune et plutôt pas mal de sa personne mais à l’air terriblement fatigué ? Un flic un peu borné mais efficace ? Un homme divorcé dont la solitude se lisait sur le visage et dans l’état de ses vêtements ? S’il avait dû se décrire lui-même, qu’aurait-il vu ? Sans nul doute les cernes sous les yeux, le pli autour de la bouche et celui, vertical, entre les sourcils — il avait l’air de sortir du tambour d’une machine à laver. Malgré cela, il restait persuadé qu’en dépit de l’ampleur du sinistre quelque chose de juvénile et d’ardent continuait d’affleurer. Bon sang ! qu’est-ce qui lui prenait tout à coup ? Il se fit soudain l’effet d’un ado en chaleur, haussa les épaules et sortit sur le balcon de sa chambre. L’hôtel Le Russell se dressait parmi les rues hautes de Saint-Martin et le panorama de sa chambre embrassait une bonne partie des toits de la ville. Les mains sur la rambarde, il regarda les ténèbres refluer dans les rues étroites, remplacées par une aurore lumineuse. À 9 heures du matin, le ciel au-dessus des montagnes avait la transparence et la luminosité d’un dôme de cristal. Là-haut, à deux mille cinq cents mètres d’altitude, les glaciers sortaient de l’ombre, étincelant dans le soleil qui demeurait cependant caché. Droit devant lui, c’était la vieille ville, le centre historique. Sur la gauche, au-delà de la rivière, les barres HLM. De l’autre côté de la grande cuvette, à deux kilomètres de là, se levant comme une vague, le haut flanc boisé blessé par la large tranchée des télécabines. De son poste de guet, Servaz voyait des silhouettes se faufiler dans l’ombre des petites rues du centre-ville, se rendant sur leur lieu de travail, ainsi que les phares allumés des camions de livraison, des adolescents juchés sur des scooters pétaradants qui se dirigeaient vers les collèges et les lycées de la ville, des commerçants levant leur rideau de fer. Il frissonna. Non à cause du froid — mais parce qu’il venait de penser au cheval accroché là-haut et à celui ou ceux qui avaient fait ça.