Il se pencha par-dessus la rambarde. Ziegler l’attendait en bas, adossée à sa 306 de fonction. Elle avait délaissé l’uniforme pour un col roulé et une veste en cuir. Elle fumait une cigarette, une sacoche en bandoulière.
Servaz la rejoignit et l’invita à prendre un café. Il avait faim et il voulait manger quelque chose avant de partir. Elle consulta sa montre, fit la moue puis se détacha finalement de la voiture pour le suivre à l’intérieur. Le Russell était un hôtel des années 1930 avec des chambres mal chauffées, des couloirs interminables et lugubres et des hauts plafonds à moulures. Mais la salle à manger, une vaste véranda avec d’agréables tables fleuries, jouissait d’une vue à couper le souffle. Servaz s’installa à une table près de la baie et commanda un café noir et une tartine beurrée, Ziegler une orange pressée. À la table voisine, des touristes espagnols — les premiers de la saison — parlaient volubilement, ponctuant leurs phrases de mots très virils.
En tournant la tête, il eut l’attention attirée par un détail qui le laissa songeur : non seulement Irène Ziegler était en civil, mais elle avait passé ce matin-la un fin anneau d’argent dans sa narine gauche, qui brillait dans la lumière traversant la vitre. C’était le genre de bijou qu’il s’attendait à découvrir sur le visage de sa fille — pas sur celui d’un officier de gendarmerie. Les temps changent, se dit-il.
— Bien dormi ? demanda-t-il.
— Non. J’ai fini par prendre la moitié d’un somnifère. Et vous ?
— Je n’ai pas entendu le réveil. Au moins, l’hôtel est calme ; la plupart des touristes ne sont pas encore arrivés.
— Ils n’arriveront pas avant deux semaines. C’est toujours calme en cette saison.
— En haut des télécabines, dit Servaz en montrant la double ligne de pylônes sur la montagne en face, il y a une station de ski ?
— Oui, Saint-Martin 2000. Quarante kilomètres pour vingt-huit pistes dont six noires, quatre télésièges, dix téléskis. Mais vous avez aussi la station de Peyragudes, à quinze kilomètres d’ici. Vous skiez ?
Un sourire de lapin farceur apparut sur le visage de Servaz.
— La dernière fois que je suis monté sur des skis, j’avais quatorze ans. Je n’en garde pas un très bon souvenir. Je ne suis pas… très sportif…
— Pourtant vous avez l’air en forme, dit Ziegler en souriant.
— Tout comme vous.
Bizarrement, cela la fit rougir. La conversation était balbutiante. La veille, ils étaient deux policiers plongés dans la même enquête qui échangeaient des observations professionnelles. Ce matin, ils tentaient de faire maladroitement connaissance.
— Je peux vous poser une question ?
Il hocha la tête affirmativement.
— Hier, vous avez demandé un complément d’enquête pour trois ouvriers. Pourquoi ?
Le serveur revint avec leur commande. Il avait l’air aussi vieux et triste que l’hôtel lui-même. Servaz attendit qu’il soit parti pour raconter son interrogatoire des cinq hommes.
— Ce Tarrieu, dit-elle. Quel effet il vous a fait ?
Servaz revit le visage plat et massif et le regard froid.
— Un homme intelligent mais plein de colère.
— Intelligent. C’est intéressant.
— Pourquoi ?
— Toute cette mise en scène… cette folie… je crois que celui qui a fait ça est non seulement fou mais intelligent. Très intelligent.
— Dans ce cas, on peut éliminer les vigiles, dit-il.
— Peut-être. Sauf si l’un d’eux simule.
Elle avait sorti son ordinateur portable de sa sacoche et l’avait ouvert sur la table, entre son orange pressée et le café de Servaz. De nouveau, la même pensée que tout à l’heure : les temps changeaient, une nouvelle génération d’enquêteurs prenait la relève. Elle manquait peut-être d’expérience mais elle était aussi plus en phase avec son époque — et l’expérience viendrait, de toute façon.
Elle pianota quelque chose et il en profita pour l’observer. Elle était très différente de la veille, lorsqu’il l’avait découverte dans son uniforme. Il fixa le petit tatouage qu’elle avait dans le cou, l’idéogramme chinois qui dépassait de son col roulé. Il pensa à Margot. Qu’est-ce que c’était que cette mode des tatouages ? Ça et les piercings. Quelle signification fallait-il leur donner ? Ziegler avait un tatouage et un anneau dans le nez. Peut-être qu’elle avait d’autres bijoux intimes ailleurs au nombril, voire même au niveau des tétons ou du sexe, comme il l’avait lu quelque part. Cette idée le troubla. Est-ce que cela changeait sa façon de raisonner ? Il se demanda soudain en quoi consistait la vie intime d’une femme comme elle tout en étant conscient que la sienne se réduisait depuis quelques années à un désert. Il chassa cette pensée.
— Pourquoi la gendarmerie ? demanda-t-il.
Elle releva la tête, hésita un instant.
— Oh, dit-elle, vous voulez dire pourquoi j’ai choisi la gendarmerie ?
Il acquiesça, sans la quitter des yeux. Elle sourit.
— Pour la sécurité de l’emploi, je suppose. Et pour ne pas faire comme les autres…
— C’est-à-dire ?
— J’étais à la fac, en socio. Je faisais partie d’un groupe libertaire. J’ai même vécu dans un squat. Les flics, les gendarmes, c’était l’ennemi : des fachos, les chiens de garde du pouvoir, l’avant-poste de la réaction — ceux qui protégeaient le confort petit-bourgeois et qui opprimaient les faibles, les immigrés, les sans-domicile… Mon père était gendarme, je savais qu’il n’était pas comme ça, mais je pensais quand même que mes copains de fac avaient raison : mon père était l’exception, voilà tout. Et puis, après la fac, quand j’ai vu mes amis révolutionnaires devenir médecin, clerc de notaire, employé de banque ou DRH et parler de plus en plus fric, placements, investissements, taux de rentabilité… j’ai commencé à me poser des questions. Comme j’étais au chômage, j’ai fini par passer le concours.
Aussi simple que ça, se dit-il.
— Servaz, ce n’est pas un nom d’ici, remarqua-t-elle.
— Ziegler non plus.
— Je suis née à Lingolsheim, près de Strasbourg.
Il allait répondre à son tour quand le portable de Ziegler bourdonna. Elle fit un geste d’excuses et répondit. Il la vit froncer les sourcils en écoutant son interlocuteur. En refermant le téléphone, elle posa sur lui un regard dénué d’expression.