— C’était Marchand. Il a retrouvé la tête du cheval.
— Où ça ?
— Au centre équestre.
Ils quittèrent Saint-Martin par une route différente de celle par laquelle il était arrivé. À la sortie de la ville, ils passèrent devant le siège de la gendarmerie en montagne, dont les représentants étaient de plus en plus souvent amenés à intervenir avec la médiatisation des sports à risques.
Trois kilomètres plus loin, ils quittèrent la route principale pour une route secondaire. Ils roulaient à présent à travers une vaste plaine encerclée par les montagnes, qui se tenaient toutefois à distance, et il avait l’impression de respirer un peu. Bientôt, des barrières apparurent de chaque côté de la route. Le soleil brillait, éblouissant, sur la neige.
— Nous sommes sur le domaine de la famille Lombard, annonça Irène Ziegler.
Elle conduisait vite, malgré les cahots. Ils parvinrent à un carrefour où leur route croisa une allée forestière. Deux cavaliers coiffés de bombes les regardèrent passer, un homme et une femme. Leurs montures avaient la même robe noir et brun que le cheval mort. Bai, se souvint Servaz. Un peu plus loin, un panneau « CENTRE ÉQUESTRE » les invita à tourner à gauche.
La forêt s’écarta.
Ils dépassèrent plusieurs bâtiments bas ressemblant à des granges, et Servaz aperçut de grands enclos rectangulaires semés d’obstacles derrière des barrières, un bâtiment tout en longueur abritant les box, un paddock ainsi qu’une construction plus imposante qui abritait peut-être un manège. Un fourgon de gendarmerie stationnait devant.
— Bel endroit, dit Ziegler en descendant de voiture. (Elle promena un regard circulaire sur les enclos.) Trois carrières, dont une pour le saut d’obstacles et une pour le dressage, un parcours de cross et surtout, là-bas, dans le fond, une piste de galop.
Un gendarme vint à leur rencontre. Servaz et Ziegler lui emboîtèrent le pas. Ils furent accueillis par des hennissements nerveux et des bruits de sabots, comme si les chevaux sentaient qu’il se passait quelque chose. Une sueur froide inonda aussitôt le dos de Servaz. Plus jeune, il avait essayé de se mettre à l’équitation. Un échec cuisant. Les chevaux lui faisaient peur. Tout comme la vitesse, les hauteurs ou encore les foules trop importantes. Parvenus à l’extrémité des box, ils découvrirent un ruban jaune « gendarmerie nationale » tendu sur le côté du bâtiment, à environ deux mètres de celui-ci. Ils durent marcher dans la neige pour en faire le tour. Marchand et le capitaine Maillard les attendaient à l’arrière, en dehors du périmètre délimité par le ruban plastifié, avec deux autres gendarmes. Dans l’ombre du mur en brique s’élevait un gros tas de neige. Servaz le fixa un certain temps avant de distinguer plusieurs taches brunes. Il frémit en comprenant que deux de ces taches étaient les oreilles d’un cheval et la troisième un œil clos, paupière baissée. Maillard et ses hommes avaient bien travaillé : dès qu’ils avaient eu vent de ce qu’ils allaient trouver, ils avaient isolé le périmètre sans chercher à s’approcher du tas. La neige avait sûrement été piétinée avant leur arrivée, à commencer par les pas de celui qui avait trouvé la tête, mais ils avaient évité d’y ajouter les leurs. Les « TIC » n’étaient pas encore là. Personne n’entrerait dans le périmètre tant qu’ils n’auraient pas fini leur travail.
— Qui l’a découvert ? demanda Ziegler.
— C’est moi, dit Marchand. Ce matin, en passant devant les box, j’ai remarqué des traces de pas dans la neige qui contournaient le bâtiment. Je les ai suivies et j’ai découvert le tas. J’ai tout de suite compris de quoi il s’agissait.
— Vous les avez suivies ? dit Ziegler.
— Oui. Mais, compte tenu des circonstances, j’ai immédiatement pensé à vous : j’ai soigneusement évité de les piétiner et je me suis tenu à distance.
L’attention de Servaz s’accrut.
— Vous voulez dire que ces traces sont restées intactes, que personne n’a marché dessus ?
— J’ai interdit à mes employés de s’approcher de la zone et de marcher dans la neige, répondit le régisseur. Il n’y a que deux sortes de traces ici : les miennes et celles de l’ordure qui a décapité mon cheval.
— Si j’osais, je vous embrasserais, monsieur Marchand, déclara Ziegler.
Servaz vit le vieux patron d’écurie rougir et il sourit. Ils revinrent sur leurs pas et regardèrent par-dessus le ruban jaune.
— Là, dit Marchand en montrant les traces qui longeaient le mur, d’une netteté à faire rêver n’importe quel technicien en identité judiciaire. Ça, ce sont les siennes ; les miennes sont là.
Marchand avait gardé ses pas à un bon mètre de ceux de son prédécesseur. À aucun moment leurs traces ne se croisaient. Il n’avait cependant pas résisté à la tentation de s’approcher du tas, comme en témoignait la fin de l’itinéraire suivi par ses empreintes.
— Vous n’avez pas touché au tas ? lui demanda Ziegler en voyant jusqu’où allaient les traces.
Il baissa la tête.
— Si. C’est moi qui ai dégagé les oreilles et l’œil. Comme je l’ai déjà dit à vos collègues, j’ai failli la dégager entièrement — mais j’ai réfléchi, et je me suis arrêté à temps.
— Vous avez très bien fait, monsieur Marchand, le félicita Ziegler.
Marchand tourna vers eux un regard hébété, où se lisaient inquiétude et incompréhension.
— Quel genre d’individu peut faire ça à un cheval ? Vous y comprenez quelque chose, vous, à cette société ? Est-ce qu’on est en train de devenir fous ?
— La folie est contagieuse, répondit Servaz. Comme la grippe. Voilà une chose que les psychiatres auraient dû comprendre depuis longtemps.
— Contagieuse ? fit Marchand, dérouté.
— Elle ne saute pas d’un individu à l’autre comme la grippe, précisa Servaz. Mais d’un groupe de population à un autre. Elle contamine toute une génération. Le vecteur du paludisme, c’est le moustique. Celui de la folie, ou du moins son vecteur préféré, ce sont les médias.
Marchand et Ziegler le regardèrent, abasourdis. Servaz fit un petit signe de la main, l’air de dire « ne faites pas attention à moi », et s’éloigna. Ziegler consulta sa montre. 9 h 43. Elle regarda le soleil qui flamboyait au-dessus des arbres.
— Bon sang ! qu’est-ce qu’ils font ? La neige ne va pas tarder à fondre.
De fait, le soleil avait tourné et une partie des traces, à l’ombre quand ils étaient arrivés, était à présent exposée à ses rayons. Il faisait encore suffisamment froid pour que la neige n’ait pas commencé à fondre, mais plus pour longtemps. Une sirène s’éleva enfin du côté de la forêt. Ils virent le fourgon-laboratoire des TIC surgir dans la cour une minute plus tard.
Le trio des TIC mit plus d’une heure à photographier et à filmer les lieux, à préparer les moulages en élastomère des empreintes de semelle, à prélever la neige là où le visiteur avait marché et, enfin, à dégager lentement la tête du cheval, sans cesser d’effectuer prélèvements et photographies un peu partout dans le périmètre et en dehors de celui-ci. Munie d’un calepin à spirale, Ziegler notait scrupuleusement chacune des étapes de la procédure et chaque commentaire des techniciens.
Pendant ce temps, Servaz marchait de long en large en fumant cigarette sur cigarette à une dizaine de mètres de là, le long d’un ruisseau qui coulait entre deux murs de ronces. Au bout d’un moment cependant, il se rapprocha pour observer en silence le travail des techniciens. Sans franchir le ruban. Un gendarme s’approcha avec une bouteille Thermos et lui servit un café.