Marchand lui lança un regard dédaigneux.
— Ce n’est pas la ville, ici. On dort bien. On vit comme on doit vivre : au rythme des choses.
— Pas le moindre bruit suspect ? Quelque chose d’inhabituel ? Qui vous aurait réveillé au milieu de la nuit ? Essayez de vous souvenir.
— J’y ai déjà réfléchi. Si c’était le cas, je vous l’aurais dit. Il y a toujours des bruits dans un endroit comme celui-ci : les animaux bougent, le bois craque. Avec la forêt à côté, ce n’est jamais silencieux. Il y a longtemps que je n’y prête plus attention. Et puis, il y a Cisco et Enzo, ils auraient aboyé.
— Des chiens, dit Ziegler. Quelle race ?
— Cane corso.
— Je ne les vois pas. Où sont-ils ?
— Nous les avons enfermés.
Deux chiens et un système d’alarme.
Et deux hommes sur place…
Combien pesait un cheval ? Il essaya de se souvenir de ce qu’avait dit Ziegler : environ deux cents kilos. Impossible que les visiteurs soient venus et repartis à pied. Comment avaient-ils pu tuer un cheval, le décapiter, le charger à bord d’un véhicule et repartir sans être remarqués par personne, sans réveiller ni les chiens ni les occupants ? Et sans déclencher l’alarme ? Servaz n’y comprenait rien. Ni les chiens ni les hommes n’avaient été alertés — et les vigiles de la centrale n’avaient rien entendu, eux non plus : c’était tout bonnement impossible. Il se tourna vers Ziegler.
— Est-ce qu’on pourrait demander à un vétérinaire de venir faire une prise de sang sur les chiens ? La nuit, ils sont en liberté ou dans un chenil ? demanda-t-il à Marchand.
— Ils sont dehors mais attachés à une longue chaîne. Personne ne peut atteindre les box sans passer à portée de leurs crocs. Et leurs aboiements m’auraient réveillé. Vous pensez qu’ils ont été drogués, c’est ça ? Ça m’étonnerait : ils étaient bien réveillés hier matin, et dans leur état normal.
— L’analyse toxicologique nous le confirmera, répondit Servaz, tout en se demandant déjà pourquoi le cheval avait été drogué et pas les chiens.
Le bureau de Marchand était un petit local encombré d’étagères couvertes de trophées coincé entre la sellerie et les écuries. La fenêtre donnait sur la forêt et sur des prairies enneigées délimitées par un réseau complexe de barrières, de lices et de haies vives. Sur son bureau se trouvaient un ordinateur portable, une lampe et un fouillis de factures, de classeurs et de livres sur le cheval.
Au cours de la demi-heure précédente, Ziegler et Servaz avaient fait le tour des installations et examiné le box de Freedom où les TIC s’activaient déjà. La porte du box était fracturée, il y avait beaucoup de sang sur le sol. De toute évidence, Freedom avait été décapité sur place, probablement avec une scie, probablement après avoir été endormi. Servaz se tourna vers le palefrenier.
— Vous n’avez rien entendu, cette nuit ?
— Je dormais, répondit le grand vieillard.
Il n’était pas rasé. Il semblait assez vieux pour avoir pris sa retraite depuis longtemps. Des poils gris hérissaient son menton et ses joues creuses comme des piquants de porc-épic.
— Pas le moindre bruit ? Rien ?
— Il y a toujours du bruit dans une écurie, dit-il, comme Marchand avant lui, mais — contrairement aux réponses des deux vigiles — cela ne sonnait pas comme une réplique préparée à l’avance.
— Il y a longtemps que vous travaillez pour M. Lombard ?
— Depuis toujours. Avant de travailler pour lui, je travaillais pour son père.
Il avait les yeux injectés et de petites veinules éclatées dessinaient un fin réseau violacé sous la peau trop fine de son nez et de ses pommettes. Servaz aurait parié qu’il n’utilisait pas de somnifères mais qu’il avait toujours à portée de main un autre soporifique, du genre liquide.
— Quel genre de patron est-ce ?
L’homme fixa ses yeux rouges sur Servaz.
— On ne le voit pas souvent, mais c’est un bon patron. Et il adore les chevaux. Freedom était son préféré. Né ici. Un pedigree royal. Il était fou de ce cheval. Tout comme Hermine.
Le vieil homme baissa la tête. Servaz vit qu’à côté de lui la jeune femme se retenait pour ne pas pleurer.
— Vous croyez que quelqu’un pourrait en vouloir à M. Lombard ?
De nouveau, l’homme baissa la tête.
— Ce n’est pas à moi de le dire.
— Mais vous n’avez jamais entendu parler de menaces ?
— Non.
— M. Lombard a beaucoup d’ennemis, intervint Marchand.
Servaz et Ziegler se tournèrent vers le régisseur.
— Que voulez-vous dire ?
— Juste ce que je dis.
— Vous en connaissez ?
— Je ne m’intéresse pas aux affaires d’Éric. Seuls les chevaux m’intéressent.
— Vous avez prononcé le mot « ennemis », ce n’est pas anodin.
— C’est une façon de parler.
— Mais encore ?
— Il y a toujours de la tension dans les affaires d’Éric.
— Tout ça manque furieusement de précision, insista Servaz. Est-ce involontaire ou intentionnel ?
— Oubliez ma remarque, répondit le régisseur. C’était juste une parole en l’air. Je ne sais rien des affaires de M. Lombard.
Servaz n’en crut rien. Il le remercia cependant. En ressortant du bâtiment, le ciel bleu et la neige en train de fondre sous les rayons du soleil lui sautèrent au visage. Les têtes fumantes des chevaux dans leurs box, d’autres montés qui bondissaient au-dessus des obstacles, Servaz resta là, à reprendre ses esprits, le visage dans le soleil…
Deux chiens et un système d’alarme. Et deux hommes sur place.
Et personne n’avait rien vu ni rien entendu, à la centrale comme ici… Impossible… Absurde…
À mesure qu’il en découvrait les détails, cette affaire de cheval prenait des proportions de plus en plus importantes dans son esprit. Il avait l’impression d’être un légiste qui déterre un doigt, puis une main, puis un bras, puis le cadavre entier. Il se sentait de plus en plus inquiet. Tout, dans cette histoire, était extraordinaire. Et incompréhensible. D’instinct, comme un animal, Servaz percevait le danger. Il se rendit compte qu’il frissonnait, malgré le soleil.
7
Vincent Espérandieu leva un sourcil en voyant un Servaz au visage couleur de homard entrer dans son bureau du boulevard Embouchure.
— Tu as pris un coup de soleil, constata-t-il.
— C’est la réverbération, répondit Servaz en guise de salut. Et je suis monté dans un hélicoptère.
— Toi, dans un hélicoptère ?
Espérandieu savait depuis longtemps que son patron n’aimait ni la vitesse ni l’altitude : à partir de cent trente kilomètres heure, il devenait tout pâle et se tassait dans son siège.
— Tu as quelque chose contre le mal de tête ?
Vincent Espérandieu ouvrit un tiroir.
— Aspirine ? Paracétamol ? Ibuprofène ?
— Quelque chose d’effervescent.
Son adjoint sortit une petite bouteille d’eau minérale, un verre et les lui tendit. Il posa un gros comprimé rond devant Servaz puis avala lui-même une gélule qu’il fit passer avec un peu d’eau. Par la porte ouverte, quelqu’un émit un hennissement parfaitement imité ; quelques rires fusèrent.
— Bande de cons, dit Servaz.
— Tout de même, ils n’ont pas tort : la brigade criminelle pour un cheval…