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— Un cheval appartenant à Éric Lombard.

— Ah.

— Et si tu l’avais vu, tu te demanderais comme moi si ceux qui ont fait ça ne sont pas capables d’autre chose.

— Tu dis « ceux » ? Tu crois qu’ils sont plusieurs ?

Servaz jeta un coup d’œil distrait à la ravissante petite fille blonde qui souriait de toutes ses dents sur l’écran d’ordinateur d’Espérandieu, avec une grosse étoile peinte autour de l’œil gauche à la façon d’un clown.

— Tu te vois en train de trimballer deux cents kilos de barbaque tout seul en pleine nuit et les suspendre à trois mètres du sol ?

— C’est un argument qui se défend, concéda son adjoint.

Servaz haussa les épaules et regarda autour de lui. Les stores étaient baissés sur un ciel gris et les toits de Toulouse d’un côté, sur la cloison vitrée qui les séparait du couloir de l’autre. Le second bureau, occupé par Samira Cheung, une nouvelle recrue, était vide.

— Et les mômes ? demanda-t-il.

— Le plus âgé a été mis en détention provisoire. Comme je te l’ai dit, les deux autres sont rentrés chez eux.

Servaz hocha la tête.

— J’ai parlé au père de l’un d’entre eux, ajouta son adjoint, un assureur. Il ne comprend pas. Il est effondré. En même temps, quand j’ai évoqué la victime, il s’est mis en colère : « Ce type était un vagabond. Ivre toute la sainte journée ! Vous n’allez quand même pas mettre des enfants en prison à cause d’un SDF ? »

— Il a dit ça ?

— Texto. Il m’a reçu dans son grand bureau. La première chose qu’il m’a dite, c’est : « Mon fils n’a rien fait. Il n’a pas été élevé comme ça. Ce sont les autres. Il a été entraîné par ce Jérôme, son père est au chômage. » Il a prononcé le mot comme si, à ses yeux, chômage équivalait à trafic de drogue ou à pédophilie.

— Son fils, c’est lequel ?

— Le garçon nommé Clément.

Le meneur, pensa Servaz. Tel père tel fils. Et le même mépris pour les autres.

— Leur avocat a contacté le juge, poursuivit Espérandieu. Visiblement, leur stratégie est toute tracée : ils vont charger le plus âgé.

— Le fils du chômeur.

— Oui.

— Le maillon faible.

— Ces gens me donnent envie de gerber, dit Espérandieu.

Il avait une voix traînante et juvénile. À cause d’elle et de son côté un peu maniéré, certains collègues le soupçonnaient de ne pas s’intéresser qu’aux femmes, fussent-elles aussi belles que la sienne. Servaz lui-même s’était posé la question à son arrivée dans le service. Vincent Espérandieu avait aussi des goûts vestimentaires qui hérissaient le poil de certains Cro-Magnon de la brigade. Ceux pour qui un flic digne de ce nom se devait d’afficher tous les attributs de la virilité et du machisme triomphants.

La vie avait souri à Espérandieu. À trente ans, il avait fait un beau mariage et il avait une très jolie petite fille de cinq ans — celle dont le sourire illuminait l’écran de son ordinateur. Servaz avait rapidement fraternisé avec son adjoint et il avait été invité à dîner une demi-douzaine de fois par son subordonné depuis deux ans que celui-ci avait intégré la brigade. Chaque fois, il avait perdu tous ses moyens devant le charme et l’esprit de Mme et Mlle Espérandieu : toutes deux auraient pu figurer dans des magazines — dans des publicités pour des dentifrices, des voyages ou des vacances en famille.

Et puis, un incident s’était produit entre le nouveau venu et les vétérans de la brigade, à qui l’éventualité de partager leur quotidien avec un jeune collègue possiblement bisexuel semblait donner des envies de meurtre. Servaz avait dû s’en mêler. À cette occasion, il s’était attiré quelques durables inimitiés. Il y avait notamment deux types, deux machos patentés, tendance beaufs, deux durs à cuire, qui ne lui pardonneraient jamais. L’un d’eux avait été un peu secoué au cours de l’explication. Mais Servaz s’était aussi acquis la reconnaissance et l’estime définitives d’Espérandieu. Qui lui avait demandé d’être le parrain de son prochain enfant — car Charlène Espérandieu était à nouveau enceinte.

— Un journaliste de France 3 a appelé, et plusieurs journalistes de la presse écrite. Ils voulaient savoir si nous avions des preuves contre les enfants. Mais surtout, ils voulaient savoir si nous les avions frappés. Des rumeurs de violences policières sur mineurs : c’est l’expression qu’ils ont employée. Comme d’habitude, ils se passent le mot. Du copié-collé, c’est tout ce qu’ils savent faire. Mais quelqu’un a bien lancé la rumeur en premier.

Le front de Servaz se plissa. Si les journalistes flairaient le filon, le téléphone ne s’arrêterait pas de sonner. Il y aurait des déclarations, des dénégations, des conférences de presse — et un ministre viendrait à la télévision promettre de « faire toute la lumière ». Et même une fois qu’on aurait prouvé que tout s’était passé dans les règles, si on y parvenait jamais, le soupçon demeurerait.

— Tu veux un café ? demanda son adjoint.

Servaz acquiesça. Espérandieu se leva et sortit. Servaz regarda les écrans d’ordinateur palpiter dans la pénombre. Il pensa une nouvelle fois à ces trois jeunes gens — à ce qui les avait conduits à ce geste insensé.

Ces jeunes, on leur vendait du rêve et du mensonge à longueur de journée. On les leur vendait : on ne les leur donnait pas. Des marchands cyniques avaient fait de l’insatisfaction adolescente leur fonds de commerce. Médiocrité, pornographie, violence, mensonge, haine, alcool, drogue — tout était à vendre dans les vitrines clinquantes de la société de consommation de masse, et les jeunes offraient une cible de choix.

Espérandieu revint avec les cafés.

— Les chambres des ados ? demanda Servaz.

Samira Cheung fit son entrée. La nouvelle recrue portait ce matin-là un court blouson en peau trop léger pour la saison, un sweat-shirt qui clamait : I am an Anarchist un pantalon de cuir noir et de hautes bottes cuissardes en PVC rouge.

— Salut, dit-elle, les écouteurs de son iPod pendouillant sur son blouson, un gobelet fumant à la main.

Servaz lui rendit son salut, non sans éprouver un mélange de fascination et de perplexité devant la dégaine invraisemblable de sa subordonnée. Samira Cheung était d’origine chinoise par son père et franco-marocaine par sa mère. Elle avait raconté à Espérandieu (qui lui-même s’était empressé de le rapporter à Servaz) que sa mère, décoratrice d’intérieur de réputation internationale, était tombée follement amoureuse d’un client de Hong Kong vingt-six ans plus tôt — un homme d’une beauté et d’une intelligence hors du commun, à en croire Samira — mais qu’elle était rentrée enceinte à Paris après avoir découvert que le père de Samira était un fervent adepte des drogues dures et qu’il fréquentait presque quotidiennement les prostituées. Détail troublant : Samira Cheung alliait un corps parfait à l’un des visages les plus laids que Servaz eût jamais vu. Des yeux globuleux rehaussés d’un trait épais d’eye-liner, une bouche immense peinte d’un rouge agressif et un menton pointu. L’un des phallocrates de la brigade avait résumé son look d’une phrase « Avec elle, c’est Halloween tous les jours. » Il y avait cependant un point à mettre au crédit de ses gènes ou de son éducation : Samira Cheung avait un cerveau en parfait état de marche. Et elle n’hésitait pas à s’en servir. Elle avait rapidement intégré les rudiments du métier et, à plusieurs reprises, elle avait fait preuve d’initiative. Spontanément, Servaz lui avait confié des tâches de plus en plus complexes et, de son côté, elle multipliait les heures supplémentaires pour en venir à bout.