Elle posa les talons de ses bottes sur le bord de son bureau et se rejeta contre le dossier de son fauteuil, avant de se tourner vers eux.
— Nous avons fouillé les chambres des trois garçons, déclara-t-elle, répondant à la question de Servaz. Dans l’ensemble, on n’a pas trouvé grand-chose — à part un détail.
Servaz la regarda.
— Chez les deux premiers, il y avait des jeux vidéo très violents. Le genre où il faut exploser la tête de ses adversaires pour gagner le maximum de points ; d’autres où il faut bombarder des populations ou trucider ses ennemis avec toutes sortes d’armes sophistiquées. Des trucs bien gores, quoi, bien sanglants.
Servaz se souvint d’une polémique récente dans la presse concernant ces jeux vidéo violents. Des éditeurs de jeux s’étaient offusqués, affirmant « être très attentifs à ce problème de la violence et ne pas faire n’importe quoi ». Ils avaient jugé certaines accusations « inacceptables ». Tout en continuant à proposer à la vente des jeux où le joueur pouvait se livrer à des meurtres, à des braquages et à de la torture. À cette occasion, certains psychiatres avaient doctement affirmé qu’il n’y avait pas de corrélation entre les jeux vidéo et la violence chez les jeunes. Mais d’autres études démontraient au contraire que les jeunes s’adonnant à des jeux vidéo violents faisaient preuve d’une indifférence plus grande et d’une moindre réactivité face à la souffrance des autres.
— En revanche, chez celui nommé Clément, il n’y avait aucun jeu. Pourtant, il y avait une console…
— Comme si quelqu’un avait tout nettoyé, dit Espérandieu.
— Le père, suggéra Servaz.
— Oui, répondit son adjoint, nous le soupçonnons d’avoir fait disparaître ces jeux pour donner une image plus lisse de son fils. Et mieux charger les deux autres.
— Vous avez mis les scellés sur les chambres ?
— Oui, mais l’avocat de la famille a introduit un recours pour les faire lever, au motif que ce n’est pas la scène de crime.
— Ces gosses avaient des ordinateurs dans leurs chambres ?
— Oui, nous les avons examinés mais quelqu’un a très bien pu effacer des données. Nous avons donné l’ordre aux parents de ne toucher à rien. Il nous faudrait y retourner avec un technicien pour faire parler les disques durs.
— Nous pourrons établir la préméditation, intervint Samira, si nous pouvons prouver que ces jeunes ont préparé leur crime. Cela réduirait à néant la thèse de l’accident.
Servaz la regarda d’un air interrogateur.
— Comment ça ?
— Eh bien, jusqu’à présent rien ne prouve qu’ils aient vraiment voulu le tuer. La victime avait un taux élevé d’alcool dans le sang. Les avocats de la défense invoqueront peut-être la noyade comme cause principale du décès : cela va dépendre des résultats de l’autopsie.
— La noyade dans cinquante centimètres d’eau ?
— Pourquoi pas ? Ça s’est déjà vu.
Servaz réfléchit un moment : Samira avait raison.
— Et les empreintes ? dit-il.
— On attend.
Elle reposa les talons de ses bottes sur le sol et se leva.
— Il faut que j’y aille. J’ai rendez-vous avec le juge.
— Bonne recrue, non ? dit Espérandieu quand elle fut sortie de la pièce.
Servaz hocha la tête en souriant.
— Tu l’apprécies, on dirait.
— Elle bosse bien, elle est réglo et elle ne demande qu’à apprendre.
Servaz opina. Il n’avait pas hésité à confier le gros de l’enquête sur la mort du SDF à Vincent et à Samira. Ils partageaient le même bureau, pas mal de goûts communs (dont certains vestimentaires) et ils semblaient s’entendre autant qu’on pouvait l’attendre de deux flics ayant des caractères bien trempés.
— On organise une petite soirée samedi, dit Vincent. Tu es invité. Charlène a insisté.
Servaz pensa à la troublante beauté de l’épouse de son adjoint. La dernière fois qu’il l’avait vue, elle portait une robe de soirée rouge qui mettait son corps en valeur, ses longs cheveux roux dansant dans la lumière comme des flammes, et il avait senti sa gorge se serrer. Charlène et Vincent s’étaient montrés des hôtes adorables, il avait passé une excellente soirée, mais il n’avait pas pour autant l’intention de faire partie de leur cercle d’amis. Il déclina l’offre, prétextant qu’il avait promis la soirée à sa fille.
— J’ai mis le dossier des gosses sur ton bureau ! lança son adjoint au moment où il ressortait.
Une fois dans son bureau, Servaz mit son téléphone portable en charge et alluma son ordinateur. Deux secondes plus tard, son mobile lui indiquait qu’il avait un texto et il le déverrouilla. À contrecœur. Servaz n’était pas loin de considérer les téléphones portables comme le stade ultime de l’aliénation technologique. Mais Margot l’avait forcé à en acquérir un après qu’il fut arrivé avec une demi-heure de retard à l’un de leurs rendez-vous.
papa c moi samedi a-m tu peu te libérer ? bisous
C’est quoi ce langage ? s’interrogea-t-il. Est-ce qu’on est en train de remonter sur l’arbre après en être descendus ? Il eut tout à coup l’impression qu’il avait perdu la clef. C’était l’effet que lui faisait le monde d’aujourd’hui : il ne s’y serait pas senti plus étranger s’il avait débarqué tout droit du XVIIIe siècle à bord d’une machine à voyager dans le temps. Il sélectionna un numéro en mémoire et obtint la voix de sa fille expliquant en substance qu’elle rappellerait toute personne lui laissant un message sur un fond sonore qui lui fit penser que l’enfer était peuplé de mauvais musiciens.
Son regard tomba ensuite sur le dossier du SDF. Logiquement, il aurait dû se plonger dedans sans tarder. Il le devait à ce pauvre type dont l’existence déjà amochée s’était terminée de la manière la plus stupide qui soit. Mais il ne s’en sentait pas la force.
Servaz avait autre chose en tête ; il alluma son ordinateur, se connecta sur Google et pianota une suite de mots-clefs. Le moteur de recherche lui fournit pas moins de 20 800 résultats pour « Éric Lombard groupe entreprise ». Moins que s’il avait tapé Obama ou les Beatles, certes, mais tout de même un chiffre significatif. Rien d’étonnant à cela : Éric Lombard était un personnage charismatique et médiatique et, dans le classement des fortunes nationales, il devait arriver en cinquième ou sixième position.
Servaz parcourut rapidement les premières pages. Plusieurs sites proposaient des biographies d’Éric Lombard, de son père Henri et de son grand-père Édouard ; il y avait aussi des articles de la presse économique, people et même sportive — car Éric Lombard avait monté une écurie de champions en herbe. Quelques articles consacrés aux exploits sportifs d’Éric Lombard lui-même. L’homme était un véritable athlète et un aventurier : alpiniste chevronné, marathonien, triathlonien, pilote de rallye ; il avait également participé à des expéditions au pôle Nord et en Amazonie. Plusieurs clichés le représentaient à moto dans le désert ou aux commandes d’un avion de ligne. Des mots anglais dont Servaz ignorait totalement le sens émaillaient ces articles : freeride, base jump, kite-surf…
Une photo, presque toujours la même, en accompagnait certains. Un Viking. C’est à ça que Servaz pensa en la voyant. Cheveux blonds, barbe blonde, regard bleu acier. Bronzé. Sain. Énergique. Viril. Sûr de lui. Fixant l’objectif comme il devait fixer ses interlocuteurs : avec l’impatience de celui qu’on attend ici et qui est déjà là.