— Vous ne pourriez pas être un tout petit peu plus précis ?
— Malheureusement, non. Je comprends votre raisonnement : on a tué mon cheval préféré et on l’a accroché en haut d’un téléphérique qui m’appartient. C’est donc à moi qu’on en veut. Tout me désigne, je suis bien d’accord avec vous. Mais je n’ai pas la moindre idée de celui qui a fait ça.
— Pas de menaces écrites ou verbales, de lettres anonymes ?
— Non.
— Votre groupe est présent dans soixante-quinze pays, dit Servaz.
— Soixante-dix-huit, corrigea Lombard.
— Entretient-il des rapports même indirects avec des mafias, avec le crime organisé ? J’imagine qu’il y a des pays où ce genre de… contact est plus ou moins inévitable.
De nouveau, Lombard fixa Servaz intensément, mais sans agressivité cette fois. Il s’autorisa même un sourire.
— Vous êtes direct, commandant. Vous pensez peut-être à cette tête de cheval coupée dans Le Parrain ? Non, mon groupe n’a pas de rapports avec le crime organisé. En tout cas, pas que je sache. Je ne dis pas qu’il n’y a pas quelques pays où nous devons fermer les yeux sur certains agissements, en Afrique ou en Asie, mais il s’agit, parlons net, de dictatures, pas de mafias.
— Ça ne vous gêne pas ? demanda Ziegler.
Lombard leva un sourcil.
— De faire des affaires avec des dictateurs, précisa-t-elle.
Lombard sourit de nouveau d’un air indulgent — mais ce sourire était celui d’un monarque qui hésiterait entre rire de l’impertinence d’un de ses sujets et le faire décapiter sur-le-champ.
— Je ne crois pas que répondre à cette question vous aide beaucoup dans votre enquête, répondit-il. Et sachez aussi que je ne suis pas le seul maître à bord, contrairement aux apparences dans beaucoup de domaines, nous avons des partenaires, dont l’État français est le premier. Il y a parfois des aspects « politiques » que je ne maîtrise pas.
Direct mais sachant aussi manier la langue de bois quand il le fallait, pensa Servaz.
— Il y a une chose que j’aimerais comprendre. C’est comment personne n’a pu entendre ni voir quoi que ce soit, ni au centre équestre, ni à la centrale. On ne trimballe pas un cheval mort comme ça en pleine nuit.
Le visage de Lombard s’assombrit.
— Vous avez raison. C’est une question que je me suis posée, moi aussi. Il y a forcément quelqu’un qui ment. Et j’aimerais beaucoup savoir qui, ajouta-t-il d’un ton lourd de menaces.
Il reposa la tasse si violemment qu’ils sursautèrent.
— J’ai convoqué tout le monde, le personnel de la centrale de jour et de nuit, les employés du haras. Je les ai tous interrogés un par un en arrivant. Ça m’a pris quatre heures. Vous me croirez sans peine si je vous dis que j’ai exercé sur eux toutes les pressions dont je suis capable. Personne n’a rien entendu, cette nuit-là. C’est bien sûr impossible. Je n’ai aucun doute sur la sincérité de Marchand et d’Hector ils n’auraient jamais fait de mal aux chevaux et ils sont au service de la famille depuis très longtemps. Ce sont des hommes droits, compétents, et mes rapports avec eux ont toujours été excellents. Ils font pour ainsi dire partie de la famille. Vous pouvez les rayer de votre liste. Idem pour Hermine. C’est une chic fille, qui adorait Freedom. Et cette histoire l’a terrassée.
— Vous êtes au courant que les vigiles ont disparu ? demanda Servaz.
Lombard fronça les sourcils.
— Oui. Ce sont les seuls que je n’ai pas interrogés.
— Ils sont deux et il a fallu au moins deux personnes pour suspendre ce cheval là-haut. Et ils ont un casier judiciaire.
— Deux suspects idéals, commenta Lombard d’un air dubitatif.
— Vous n’avez pas l’air convaincu ?
— Je ne sais pas… Pourquoi ces deux types auraient été accrocher Freedom à l’endroit même où ils travaillaient ? C’était le meilleur moyen d’attirer les soupçons sur eux, non ?
Servaz hocha la tête en signe d’approbation.
— Ils ont quand même pris la poudre d’escampette, objecta-t-il.
— Mettez-vous à leur place. Avec leurs casiers. N’en prenez pas ombrage, mais ils savent bien que quand la police tient un coupable, elle va rarement voir plus loin.
— Qui les a embauchés ? demanda Ziegler. Que savez-vous à leur sujet ? Je parie que vous vous êtes renseigné depuis hier.
— Exact. C’est Marc Morane, le directeur de la centrale, qui les a engagés. Dans le cadre d’un programme de réinsertion d’anciens détenus de la centrale de Lannemezan.
Il ne s’agissait pas d’une centrale électrique, cette fois, mais pénitentiaire.
— Ont-ils déjà été mêlés à des histoires au sein de la centrale ?
— Morane m’a assuré que non.
— Des employés ont-ils été licenciés à la centrale ou au domaine ces dernières années ?
Lombard les regarda à tour de rôle. Ses cheveux, sa barbe et ses yeux bleus lui donnaient vraiment l’air d’un séduisant loup de mer. Il ressemblait à ses photos.
— Je ne m’occupe pas de ces détails. La gestion du personnel n’est pas de mon ressort. Pas plus, bien entendu, que celle de petites structures comme la centrale. Mais vous pourrez avoir accès à tous les dossiers du personnel et mes collaborateurs sont à votre disposition. Ils ont tous reçu des ordres dans ce sens. Ma secrétaire va vous envoyer une liste de noms et de numéros de téléphone. N’hésitez pas à les solliciter. Si l’un d’eux vous fait des difficultés, appelez-moi. Je vous l’ai dit, en ce qui me concerne, cette affaire est de la plus haute importance — et je suis moi-même à votre disposition vingt-quatre heures sur vingt-quatre. (Il sortit une carte de visite et la tendit à Ziegler.) Par ailleurs, vous avez vu l’usine hydroélectrique : elle est vétuste et pas vraiment rentable. Nous ne la conservons que pour des raisons liées à l’histoire du groupe et de la famille. Marc Morane, son directeur actuel, ajouta-t-il, je le connais depuis l’enfance : on était à l’école primaire ensemble. Mais je ne l’avais pas revu depuis des années.
Servaz comprit que cette dernière remarque était destinée à hiérarchiser les intervenants. Pour l’héritier de l’empire, le directeur de la centrale n’était qu’un employé parmi d’autres, tout en bas de l’échelle, au même niveau ou presque que ses ouvriers.
— Combien de jours par an passez-vous ici, monsieur Lombard ? demanda la gendarme.
— Voilà une question difficile : laissez-moi réfléchir… disons entre six et huit semaines. Pas plus. Je passe bien sûr plus de temps dans mon appartement parisien que dans ce vieux château. J’en passe aussi beaucoup à New York. Et, à vrai dire, je suis en voyage d’affaires la moitié du temps. Mais j’adore venir ici, surtout pendant la saison de ski et l’été, profiter de mes chevaux. J’ai d’autres haras, comme vous le savez peut-être. Mais c’est ici que j’ai vécu l’essentiel de mon enfance et de mon adolescence, avant que mon père ne m’envoie faire mon éducation ailleurs. Cette demeure peut vous paraître sinistre, mais je m’y sens pourtant chez moi. J’y ai vécu tant de choses, bonnes et mauvaises. Mais même les mauvaises finissent par paraître bonnes avec le temps : la mémoire fait son travail…
Sa voix s’était comme voilée sur la fin. Servaz se raidit, tous les sens en alerte. Il attendit la suite, mais elle ne vint pas.