— Qu’est-ce que vous voulez dire par « des choses bonnes ou mauvaises » ? demanda doucement Ziegler à côté de lui.
Lombard balaya la question d’un geste.
— Aucune importance. Tout ça est si loin… Cela n’a aucun rapport avec la mort de mon cheval.
— Il nous appartient d’en juger, répliqua Ziegler.
Lombard hésita.
— Disons qu’on pourrait penser que la vie d’un petit garçon comme moi dans un lieu pareil était idyllique, mais c’était loin d’être le cas…
— Vraiment ? dit la gendarme.
Servaz vit l’homme d’affaires lui lancer un regard prudent.
— Écoutez, je ne crois pas que…
— Que quoi ?
— Laissez tomber. Ça ne présente pas d’intérêt…
À côté de lui, Servaz entendit Ziegler soupirer.
— Monsieur Lombard, dit la gendarme, vous nous avez mis la pression en disant que si nous traitions cette affaire par-dessus la jambe, nous allions le regretter. Et vous nous avez invités à ne négliger aucune piste, même la plus saugrenue. Nous sommes des enquêteurs, pas des fakirs ou des devins. Nous avons besoin d’en savoir le plus possible sur le contexte de cette enquête. Qui sait si l’origine de cette boucherie n’a pas un lien avec le passé ?
— C’est notre métier de trouver des connexions et des mobiles, renchérit Servaz.
Lombard les fixa l’un après l’autre, et ils devinèrent qu’il soupesait mentalement le pour et le contre. Ni Ziegler ni lui ne bougeaient. L’homme d’affaires hésita encore un peu, puis il haussa les épaules.
— Laissez-moi vous parler d’Henri et de Édouard Lombard, mon père et mon grand-père, dit-il soudain. C’est une histoire assez édifiante. Laissez-moi vous dire qui était vraiment Henri Lombard. Un homme froid comme la glace, dur comme la pierre, d’une rigidité absolue. Un homme violent et égoïste aussi. Et un fanatique de l’ordre, comme son père avant lui.
La stupéfaction se peignit sur le visage de Ziegler ; Servaz, de son côté, retenait son souffle. Lombard s’interrompit de nouveau. L’homme d’affaires resta un moment à les dévisager. Les deux enquêteurs attendirent la suite en silence, le silence s’éternisa.
— Comme vous le savez peut-être, l’entreprise Lombard a vraiment commencé à prospérer pendant la Seconde Guerre mondiale. Il faut dire que mon père et mon grand-père ne virent pas du tout d’un mauvais œil l’arrivée des Allemands. Mon père avait alors à peine vingt ans, c’est mon grand-père qui dirigeait l’entreprise, ici et à Paris. Une des périodes les plus prospères de son histoire — elle fit de très bonnes affaires avec ses clients nazis.
Il s’inclina en avant. Son geste fut inversement reproduit par le miroir dans son dos — comme si la copie se désolidarisait de ce qu’allait dire l’original.
— À la Libération, mon grand-père fut jugé pour collaboration, condamné à mort puis, finalement, gracié. Il fut détenu à Clairvaux où, soit dit en passant, il eut comme voisin Rebatet. Puis libéré en 1952. Il mourut un an plus tard d’une crise cardiaque. Entre-temps, son fils Henri avait pris les commandes. Il entreprit de développer l’affaire familiale, de la diversifier et de la moderniser. Contrairement à son père, le mien — malgré ou peut-être à cause de son jeune âge — avait senti le vent tourner dès 1943 et, à l’insu de mon grand-père, il s’était rapproché de la Résistance et du gaullisme. Pas par idéal, non. Par pur opportunisme. C’était un homme brillant, clairvoyant même. À partir de Stalingrad, il a compris que les jours du IIIe Reich étaient comptés et il a joué sur les deux tableaux : les Allemands d’un côté, la Résistance de l’autre. C’est mon père qui a fait du groupe Lombard ce qu’il est, dans les années 1950, 1960 et 1970. Après la guerre, il a su tisser un réseau de relations décisif parmi les barons du gaullisme et les anciens de la Résistance replacés à des postes-clefs. C’était un grand capitaine d’industrie, un bâtisseur d’empire, un visionnaire — mais à la maison c’était un tyran, un père et un époux brutal, insensible et distant. Physiquement, c’était un homme qui en imposait : grand, longiligne, toujours vêtu de noir. Les gens de Saint-Martin le respectaient ou le détestaient, mais tous le craignaient. Un homme éprouvant un immense amour pour lui-même et n’en ayant plus à donner aux autres. Pas même à sa femme ou à ses enfants…
Éric Lombard se leva. Servaz et Ziegler le virent se diriger vers un bahut. Il attrapa une photo encadrée et la tendit à Servaz. Des vêtements sombres, une chemise d’une blancheur immaculée, un homme grand au visage sévère, avec des yeux étincelants de rapace, un long nez plein de vigueur et des cheveux blancs. Henri Lombard ne ressemblait guère à son fils. Plutôt à un clergyman ou à un prédicateur fanatique. Servaz ne put s’empêcher de penser à son propre père, homme mince et racé dont le visage refusait de se fixer sur la plaque photographique de sa mémoire.
— À la maison comme dans ses sociétés, mon père faisait régner la terreur. Il exerçait une véritable violence psychologique et même physique sur ses employés, sur sa femme et sur ses enfants. (Servaz discerna une fêlure dans la voix de Lombard. L’aventurier des temps modernes, l’icône des magazines avait cédé la place à quelqu’un d’autre.) Ma mère est morte d’un cancer à l’âge de quarante-neuf ans. C’était sa troisième femme. Pendant les dix-neuf années où elle a été mariée avec mon père, elle n’a cessé de subir sa tyrannie, ses colères, ses sarcasmes — et ses coups. Il a aussi viré de nombreux domestiques et des employés. Je fais partie d’un milieu où la dureté est une qualité. Mais celle de mon père allait au-delà de l’acceptable. Son cerveau était dévoré par les ombres.
Servaz et Ziegler se regardèrent. L’un comme l’autre étaient conscients que c’était une histoire incroyable que l’héritier de l’empire leur servait : n’importe quel paparazzi en aurait fait son miel. Éric Lombard avait apparemment décidé de leur faire confiance. Pourquoi ? Soudain, Servaz comprit. Au cours des dernières vingt-quatre heures, l’homme d’affaires avait probablement passé quantité de coups de fil. Servaz se remémora encore une fois les chiffres vertigineux lus sur la Toile et il sentit un désagréable chatouillis courir le long de sa colonne vertébrale. Éric Lombard avait assez d’argent et de pouvoir pour obtenir n’importe quelle information. Brusquement, le policier se demanda s’il n’avait pas diligenté une enquête parallèle, une enquête dans l’enquête — qui concernerait non seulement la mort de son cheval, mais qui s’intéresserait aussi de très près aux enquêteurs officiels. C’était évident. Lombard en savait sans doute autant sur eux qu’ils en savaient sur lui.
— C’est une information importante, estima finalement Ziegler. Vous avez bien fait de nous la communiquer.
— Vous croyez ? J’en doute. Toutes ces histoires sont enterrées depuis longtemps. Bien entendu, ce que je viens de vous dire est strictement confidentiel.
— Si ce que vous dites est exact, dit Servaz, nous avons un mobile : la haine, la vengeance. De la part d’un ancien employé, par exemple, d’une ancienne relation, d’un vieil ennemi de votre père.
Lombard secoua la tête, sceptique.
— Dans ce cas, pourquoi si tard ? Il y a onze ans que mon père est mort.
Il était sur le point d’ajouter quelque chose lorsque le portable d’Irène Ziegler bourdonna. Elle consulta le numéro et les regarda.
— Excusez-moi.
La gendarme se leva et s’éloigna dans un coin de la pièce.