— Votre père est né en 1920 si je ne me trompe pas, continua Servaz. Et vous en 1972. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il vous a eu sur le tard. Il a eu d’autres enfants ?
— Ma sœur Maud. Née en 1976, quatre ans après moi. Tous les deux, nous sommes issus de son troisième et dernier mariage. Il n’a pas eu d’enfants avant celui-là. Pourquoi, je n’en sais rien. Officiellement, il avait rencontré ma mère à Paris dans un théâtre où elle était actrice…
De nouveau, Lombard parut se demander jusqu’où il pouvait aller dans la confidence. Il sonda Servaz, les yeux dans les yeux, puis se décida.
— Ma mère était effectivement une assez bonne actrice, mais elle n’a jamais mis les pieds sur une scène ni dans un théâtre, du moins ailleurs que dans le public — et pas davantage sur un plateau de cinéma. Son talent consistait plutôt à jouer la comédie pour une seule personne à la fois : les hommes d’âge mûr et fortunés qui payaient très cher sa compagnie. Il semble qu’elle ait eu une clientèle fidèle de riches hommes d’affaires. Elle était très demandée. Mon père était l’un des plus assidus. Sans doute a-t-il été jaloux très vite. Il la voulait pour lui tout seul. Comme pour tout le reste, il lui fallait être le premier — et écarter ses rivaux d’une manière ou d’une autre. Alors, il l’a épousée. Ou plutôt, dans son optique à lui, il l’a « achetée ». À sa façon. Il n’a jamais cessé de la considérer comme une… pute, même après leur mariage. Quand mon père l’a épousée, il avait cinquante et un ans, elle en avait trente. De son côté, elle a dû juger que sa « carrière » arrivait à son terme et qu’il était temps de penser à sa reconversion. Mais elle ignorait que l’homme qu’elle épousait était violent. Elle en a bavé.
Éric Lombard s’assombrit d’un coup. Il n’a jamais pardonné à son père. Servaz réalisa en frissonnant qu’il existait une étroite parenté entre Lombard et lui : pour l’un comme pour l’autre, les souvenirs familiaux constituaient un millefeuille de joies et de souffrance, d’instants solaires et d’horreur. Du coin de l’œil, il surveillait Ziegler. Elle parlait toujours dans son téléphone, à l’autre bout de la pièce, dos tourné aux deux hommes.
Elle se retourna brusquement et son regard croisa celui de Servaz.
Il fut aussitôt en alerte : quelque chose venait d’être dit au téléphone qui l’avait bouleversée.
— Toutes ces choses sur vos parents, qui vous les a apprises ?
Lombard eut un rire sans joie.
— J’ai engagé un journaliste, il y a quelques années, pour fouiner dans l’histoire familiale. (Il hésita un court instant.) Depuis longtemps, je voulais en savoir plus sur mon père et ma mère, j’étais bien placé pour savoir qu’ils ne formaient pas un couple harmonieux, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais je ne m’attendais pas à un tel déballage. Ensuite, j’ai acheté le silence de ce journaliste. Cher. Mais ça en valait la peine.
— Et depuis, aucun autre journaliste n’est venu mettre son nez là-dedans ?
Lombard fixa Servaz. Il était redevenu l’homme d’affaires intraitable.
— Si. Bien sûr. Je les ai tous achetés. Un par un. J’ai dépensé des fortunes… Mais, au-delà d’une certaine somme, tout le monde est à vendre…
Il fixa Servaz et le flic comprit le message : même vous. Servaz sentit la colère le gagner. Une telle arrogance l’exaspérait. Mais, en même temps, il sut que l’homme qui lui faisait face avait raison. Peut-être aurait-il eu la force de refuser pour lui-même, au nom du code éthique qu’il avait adopté à son entrée dans la police. Mais, à supposer qu’il eût été journaliste et que l’homme en face de lui eût proposé pour sa fille les meilleures écoles, les meilleurs professeurs, les meilleures universités et, plus tard, une place assurée dans le métier dont elle rêvait : aurait-il eu le courage de refuser un tel avenir à Margot ? D’une certaine façon, Lombard avait raison : au-delà de certaines limites, tout le monde était à vendre. Le père avait acheté sa femme ; le fils achetait des journalistes — et sans doute aussi des hommes politiques : Éric Lombard était plus proche de son père qu’il ne le croyait.
Servaz n’avait plus de questions.
Il reposa sa tasse vide. Ziegler les rejoignit. Il l’observa à la dérobée. Elle était tendue et inquiète.
— Bien, à présent, dit Lombard froidement, j’aimerais savoir si vous avez une piste.
La sympathie que Servaz avait ressentie un instant disparut d’un coup ; ce type leur parlait à nouveau comme s’ils étaient ses larbins.
— Désolé, s’empressa-t-il de répondre avec un sourire de contrôleur fiscal. À ce stade, nous préférons éviter de commenter l’enquête avec toute personne impliquée dans celle-ci.
Lombard le dévisagea longuement. Servaz le vit distinctement hésiter entre deux options à nouveau la menace ou une retraite provisoire. Il choisit la seconde.
— Je comprends. De toute façon, je sais à qui m’adresser pour obtenir cette information. Merci d’être venus et d’avoir pris sur votre temps.
Il se leva. L’entretien était terminé. Il n’y avait rien à ajouter.
Ils refirent le chemin en sens inverse. Autour d’eux, les ténèbres gagnaient l’enfilade des salons. Dehors, le vent avait forci, il faisait gronder et bouger les arbres. Servaz se demanda s’il allait reneiger. Il regarda sa montre. 16 heures passées de quarante minutes. Le soleil déclinait ; les longues ombres des animaux en topiaire s’étiraient sur le sol. Il jeta un coup d’œil derrière lui, vers la façade du château, et découvrit Éric Lombard à l’une des nombreuses fenêtres de l’étage qui les observait, immobile. Il y avait deux hommes autour de lui, dont le dénommé Otto. Servaz repensa à son hypothèse : les enquêteurs faisant eux-mêmes l’objet d’une enquête. Dans le rectangle sombre de la fenêtre, Lombard et ses hommes de main ressemblaient à des reflets dans une glace. Tout aussi étranges, silencieux et inquiétants. Dès qu’ils furent remontés en voiture, il se tourna vers Ziegler.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Rosny-sous-Bois vient d’appeler. Ils ont terminé leurs analyses ADN.
Il la regarda, incrédule. Les prélèvements avaient été effectués à peine quarante-huit heures plus tôt. Aucune analyse ADN n’était réalisée en si peu de temps : les labos étaient débordés ! Quelqu’un de très haut placé avait dû mettre le dossier tout en haut de la pile.
— La plupart des traces d’adn trouvées dans la cabine — cheveux, salive, poils, ongles — correspondent bien aux ouvriers ou à des employés de la centrale. Mais ils ont aussi trouvé une trace de salive sur une vitre. Une trace appartenant à quelqu’un d’étranger à la centrale, quelqu’un qui est cependant fiché dans le FNAEG. Quelqu’un qui n’aurait jamais dû se trouver là…
Servaz se raidit. Le FNAEG était le fichier national des empreintes génétiques. Un fichier sujet à controverse : y était non seulement consigné l’ADN des violeurs, des meurtriers et des pédophiles, mais aussi celui de personnes ayant commis toutes sortes de délits mineurs allant du vol à l’étalage à la détention de quelques grammes de cannabis. Résultat : l’année précédente, le nombre de profils présents dans la base s’était élevé à 470 492. Le fichier avait beau être le plus juridiquement contrôlé de France, cette dérive préoccupait à juste titre avocats et magistrats. En même temps, cette tendance du fichier à s’étendre au-delà de ses limites naturelles avait déjà permis quelques beaux coups de filet, car la délinquance débordait souvent des cases dans lesquelles on voulait la ranger : un « pointeur » — le terme désignant un violeur dans l’argot des prisons — pouvait aussi être un monte-en-l’air ou un braqueur. Et des traces ADN retrouvées dans des cambriolages avaient déjà conduit à l’arrestation d’abuseurs sexuels en série.