— Qui ? demanda-t-il.
Ziegler lui lança un regard dérouté.
— Julian Hirtmann, ça vous dit quelque chose ?
Quelques flocons descendaient à nouveau dans l’air froid. Le vent de la folie avait fait irruption dans l’habitacle. Impossible ! lui cria son cerveau.
Servaz se souvenait d’avoir lu plusieurs articles dans La Dépêche du Midi à l’occasion du transfert du célèbre tueur en série suisse dans les Pyrénées. Des articles qui s’attardaient sur les mesures de sécurité exceptionnelles entourant ce transfert. Comment Hirtmann avait-il pu parvenir à quitter l’enceinte de l’Institut, commettre cet acte démentiel et réintégrer sa cellule ensuite ?
— C’est impossible, souffla Ziegler, faisant écho à ses propres pensées.
Il la fixait, toujours aussi incrédule. Puis il observa les flocons, à travers le pare-brise.
— Credo quia absurdum, dit-il finalement.
— Encore du latin, constata-t-elle. Qui veut dire ?
— « Je le crois parce que c’est absurde. »
9
Diane était assise à son bureau depuis une heure quand sa porte s’ouvrit brusquement et se referma. Elle leva les yeux en se demandant qui pouvait bien entrer ainsi sans frapper et s’attendit à voir Xavier ou Lisa Ferney devant elle.
Personne.
Son regard s’attarda sur la porte fermée, perplexe. Des pas résonnèrent dans la pièce… Mais la pièce était vide… La lumière provenant de la fenêtre en verre dépoli avait une teinte bleu-gris et elle n’éclairait qu’un papier peint fané et un classeur métallique. Les pas s’arrêtèrent, on tira une chaise. D’autres pas — des talons de femme, cette fois — s’arrêtèrent à leur tour.
— Comment sont les pensionnaires aujourd’hui ? demanda la voix de Xavier.
Elle fixa le mur. Le bureau du psychiatre, les bruits provenaient de la pièce d’à côté. Pourtant, un mur très épais l’en séparait. Elle mit une demi-seconde à comprendre. Ses yeux se posèrent sur la bouche d’aération en haut du mur, dans le coin sous le plafond : les sons passaient par là.
— Nerveux, répondit Lisa Ferney. Tout le monde ne parle que de cette histoire de cheval. Ça les excite tous, on dirait.
L’étrange phénomène acoustique rendait chaque mot, chaque syllabe prononcés par l’infirmière chef parfaitement audibles.
— Augmentez les doses s’il le faut, dit Xavier.
— C’est déjà fait.
— Très bien.
Elle pouvait même saisir la moindre nuance, la moindre inflexion — y compris lorsque les voix n’étaient guère plus qu’un murmure. Elle se demanda si Xavier le savait. Probablement ne s’en était-il jamais aperçu. Il n’y avait personne dans cette pièce avant elle et Diane ne faisait pas beaucoup de bruit. Peut-être même les sons ne circulaient-ils que dans un sens. Elle occupait une petite pièce poussiéreuse de quatre mètres sur deux qui était auparavant un débarras — il y avait encore des boîtes d’archives empilées dans un coin. Cela sentait la poussière mais aussi autre chose — une odeur indéfinissable mais désagréable. On avait beau lui avoir installé en catastrophe un bureau, un ordinateur et un fauteuil, cela faisait à peu près le même effet que d’avoir son bureau dans un local poubelles.
— La nouvelle, qu’est-ce que tu en penses ? demanda Élisabeth Ferney.
Diane se redressa, prêtant l’oreille.
— Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?
— Je ne sais pas, c’est bien ça le problème. Tu as pensé que la police va sûrement venir ici à cause de ce cheval ?
— Et alors ?
— Ils vont fouiner partout. Tu n’as pas peur ?
— Peur de quoi ? dit Xavier.
Un silence. Diane leva la tête vers le conduit d’aération.
— Pourquoi devrais-je avoir peur ? Je n’ai rien à cacher.
Mais la voix du psychiatre, même à travers une bouche d’aération, disait le contraire. Diane se sentit tout à coup très mal à l’aise. Elle était en train d’espionner malgré elle une conversation qui prendrait une tournure extrêmement embarrassante si on la surprenait. Elle sortit son téléphone portable de sa blouse et s’empressa de l’éteindre, bien qu’il y eût peu de chances pour qu’on l’appelât ici.
— À ta place, je me débrouillerais pour qu’ils en voient le moins possible, dit Lisa Ferney. Tu comptes leur montrer Julian ?
— Uniquement s’ils le demandent.
— Il faudrait peut-être que j’aille lui rendre une petite visite, dans ce cas.
— Oui.
Diane perçut le crissement de la blouse de Lisa Ferney lorsque celle-ci bougea, de l’autre côté. De nouveau, le silence.
— Arrête, dit Xavier au bout d’une seconde, ce n’est pas le moment.
— Tu es trop tendu, je pourrais t’aider.
Dans le conduit, la voix de l’infirmière chef s’était faite enjôleuse, caressante.
— Oh, bon Dieu, Lisa… si quelqu’un venait…
— Sale petit cochon, tu démarres au quart de tour.
— Lisa, Lisa, je t’en prie… Pas ici… Ô Seigneur, Lisa…
Diane sentit une violente rougeur enflammer ses joues. Depuis combien de temps Xavier et Lisa étaient-ils amants ? Le psychiatre n’était à l’Institut que depuis six mois. Puis elle se fit la réflexion qu’elle-même et Spitzner… Pourtant elle n’arrivait pas à placer ce qu’elle entendait sur le même plan. Peut-être était-ce dû à cet endroit, à toutes ces pulsions, haines, psychoses, colères, manies mijotant comme un brouet insalubre, mais il y avait dans cet échange quelque chose de profondément malsain.
— Tu veux que j’arrête, c’est ça ? susurra Lisa Ferney de l’autre côté. Dis-le. Dis-le et j’arrête.
— Nooooon…
— Allons-nous-en. On nous observe.
La nuit était tombée. Ziegler tourna la tête et découvrit à son tour Lombard derrière la fenêtre. Seul, à présent.
Elle mit le moteur en marche et fit demi-tour dans l’allée. Comme précédemment, les grilles s’ouvrirent devant eux. Servaz jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Il crut apercevoir la silhouette de Lombard s’éloignant de la fenêtre, qui elle-même rapetissait.
— Et les empreintes digitales, les autres prélèvements ? demanda-t-il.
— Pour l’instant, rien de probant. Mais ils sont loin d’avoir terminé. Il y a des centaines d’empreintes et de traces. Il y en a pour des jours. Jusqu’à présent, toutes semblent appartenir au personnel. Celui qui a fait le coup a utilisé des gants, c’est évident.
— Mais il a quand même laissé un peu de salive sur la vitre.
— Vous pensez à une sorte de message de sa part ?
Elle quitta un instant la route des yeux pour le regarder.
— Un défi… Qui sait ? dit-il. Rien dans cette affaire n’est à écarter.
— Ou un accident tout bête. Ça arrive plus souvent qu’on le croit, il suffit qu’il ait éternué près de la vitre.
— Que savez-vous sur ce Hirtmann ?
Ziegler mit en route les essuie-glaces : les flocons étaient de plus en plus nombreux dans le ciel sombre.