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— C’est un tueur organisé. Ce n’est pas un tueur psychotique et délirant, comme certains pensionnaires de l’Institut, mais un grand pervers psychopathe, un prédateur social particulièrement redoutable et intelligent. Il a été condamné pour le meurtre de sa femme et de l’amant de celle-ci dans des circonstances atroces, mais il est aussi soupçonné du meurtre de près de quarante personnes. Uniquement des femmes. En Suisse, en Savoie, en Italie du Nord, en Autriche… Cinq pays au total. Seulement, il n’a jamais rien avoué. Et on n’a jamais rien pu prouver. Même dans le cas de sa femme, il n’aurait jamais été pris sans un concours de circonstances.

— Vous semblez bien connaître le dossier.

— Je me suis un peu intéressée à lui à mes moments perdus il y a seize mois, lorsqu’il a été transféré à l’Institut Wargnier. La presse en a parlé, à cette occasion. Mais je ne l’ai jamais rencontré.

— En tout cas, ça change tout. Il nous faut désormais partir de l’hypothèse qu’Hirtmann est bien l’homme que nous recherchons. Même si, de prime abord, ça semble impossible. Que savons-nous de lui ? Dans quelles conditions est-il enfermé à l’Institut ? Ces questions deviennent prioritaires.

Elle acquiesça d’un signe de tête, sans cesser de regarder la route.

— Il nous faut aussi réfléchir à ce que nous allons dire, ajouta Servaz. Aux questions que nous allons lui poser. Nous devons préparer cette visite. Je ne connais pas le dossier aussi bien que vous, mais c’est évident : Hirtmann n’est pas n’importe qui.

— Il y a aussi la question de complicités éventuelles à l’intérieur de l’Institut, souleva Ziegler. Et des failles dans la sécurité.

Servaz acquiesça.

— Il nous faut absolument une réunion préparatoire. Les choses viennent brusquement de se préciser, mais aussi de se compliquer. Nous devons envisager tous les aspects du problème avant de nous rendre là-bas.

Ziegler était d’accord. L’Institut devenait la priorité, mais ils n’avaient pas toutes les compétences requises, ni toutes les cartes en main.

— Le psy doit arriver de Paris lundi, dit-elle. Et je dois donner une conférence demain à Bordeaux sur les constats. Je ne vais quand même pas l’annuler à cause d’un cheval ! Je suggère que nous attendions lundi pour nous rendre à l’Institut.

— D’un autre côté, fit Servaz, si Hirtmann est vraiment derrière tout ça et qu’il a pu sortir de l’Institut, nous devons à tout prix nous assurer que d’autres pensionnaires ne puissent pas en faire autant.

— J’ai demandé des renforts au groupement départemental de Saint-Gaudens. Ils sont en route.

— Il faut contrôler tous les accès à l’Institut, fouiller toutes les voitures qui entrent et qui sortent, même celles du personnel. Et mettre des équipes en planque dans la montagne pour surveiller les alentours.

Ziegler hocha la tête.

— Les renforts prendront la relève cette nuit. J’ai aussi demandé du matériel pour la vision nocturne et le tir de nuit. Et la permission de doubler les effectifs sur place, mais ça m’étonnerait qu’on l’obtienne. On a aussi deux équipes cynophiles qui vont se joindre au dispositif. De toute façon, certaines des montagnes autour de l’Institut sont infranchissables sans équipement. La seule voie d’accès véritable est la route et la vallée. Cette fois, même s’il arrive à déjouer les systèmes de sécurité de l’Institut, Hirtmann ne pourra pas passer.

Il n’est plus question d’un cheval cette fois, se dit-il. Désormais, c’est beaucoup plus sérieux.

— Il y a une autre question à laquelle il va falloir répondre.

Elle lui jeta un regard interrogateur.

— Quel est le lien entre Hirtmann et Lombard ? Pourquoi diable s’en est-il pris à ce cheval ?

À minuit, Servaz ne dormait toujours pas. Il éteignit son PC — une antique bécane quasi préhistorique qui fonctionnait encore avec Windows 98 et dont il avait hérité après son divorce — et la lampe sur son bureau et il referma la porte derrière lui. Il traversa le living-room, tira la porte vitrée et sortit sur le balcon. La rue était déserte, trois étages plus bas. À part une voiture qui, de temps en temps, se frayait un passage entre la double rangée de véhicules garés pare-chocs contre pare-chocs. Comme la plupart des villes, celle-ci avait un sens aigu de l’espace occupé. Et, comme la plupart des villes, même quand ses habitants dormaient, celle-ci ne dormait jamais complètement. À toute heure, elle ronronnait et vrombissait comme une machine. En bas, des bruits de vaisselle montaient des cuisines d’un restaurant. L’écho d’une conversation — ou plutôt d’une dispute — entre un homme et une femme résonnait quelque part. Un type dans la rue faisait pisser son chien sur une voiture. Il rentra dans le séjour, fouilla dans sa collection de CD et mit la Huitième de Mahler, version Bernstein, à un niveau sonore décent. À cette heure-là, ses voisins du dessous, des couche-tôt, dormaient profondément : même les terribles coups de marteau de la Sixième ou le grand accord discordant de la Dixième ne seraient pas parvenus à les tirer de leur sommeil.

Julian Hirtmann

Le nom ressurgit encore une fois. Depuis qu’Irène Ziegler l’avait prononcé, quelques heures plus tôt, dans la voiture, il était dans l’air. Au cours des heures écoulées, Servaz avait cherché à en savoir le plus possible sur le pensionnaire de l’Institut Wargnier. Non sans stupeur, il avait découvert que Julian Hirtmann avait, comme lui, une prédilection pour la musique de Mahler. C’était quelque chose qu’ils avaient en commun. Il avait passé plusieurs heures à surfer sur Internet et à prendre des notes. Tout comme pour Éric Lombard, mais pour d’autres raisons, il avait trouvé des centaines de pages consacrées au Suisse sur la Toile.

Le mauvais pressentiment qu’avait Servaz depuis le début se répandait à présent comme un nuage toxique. Jusque-là, ils n’avaient qu’une histoire bizarre — la mort d’un cheval dans des circonstances insolites — qui n’aurait jamais pris de telles proportions si, au lieu d’un milliardaire, le propriétaire de l’animal avait été un fermier du coin. Et voilà qu’elle se trouvait reliée — sans qu’il pût comprendre ni comment ni pourquoi — à l’un des plus redoutables tueurs de l’ère moderne. Servaz avait tout à coup l’impression de se retrouver devant un long couloir plein de portes closes. Chacune cachait un aspect insoupçonné et inquiétant de l’enquête. Il redoutait de s’engager dans ce couloir et de les pousser. Dans son esprit, le couloir était bizarrement éclairé par une lampe rouge — rouge comme le sang, rouge comme la fureur, rouge comme un cœur qui bat. Tandis qu’il s’aspergeait le visage à l’eau froide, un nœud d’angoisse au ventre, il acquit la certitude que de nombreuses autres portes allaient bientôt s’ouvrir — révélant des pièces toutes plus obscures et sinistres les unes que les autres. Ce n’était qu’un début…

Julian Alois Hirtmann était détenu depuis bientôt seize mois dans l’unité A de l’Institut Wargnier, celle réservée aux prédateurs sociaux les plus dangereux, qui ne comptait en tout et pour tout que sept pensionnaires. Mais Hirtmann se distinguait des six autres à plus d’un titre :

1°) il était intelligent, contrôlé et la longue série de ses meurtres supposés n’avait jamais pu être prouvée ;

2°) il avait occupé, cas rare mais pas totalement exceptionnel pour un criminel en série, une position sociale élevée, puisqu’au moment de son arrestation il était procureur près le tribunal de Genève ;