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Au cours de ses pérégrinations virtuelles, Servaz constata que certains internautes vouaient un véritable culte à Hirtmann. De nombreux sites lui étaient consacrés, la plupart le présentant non comme un fou criminel mais plutôt comme l’emblème du sadomasochisme ou — sans rire — de la volonté de puissance, comme un astre incandescent de la galaxie satanique ou même comme un surhomme nietzschéen et rock. Les forums s’avérèrent pires. Même lui, Servaz, en sa qualité de policier, n’aurait jamais imaginé qu’il y avait autant de dingos en circulation. Des individus s’affublant de pseudos aussi grotesques que 6-BORG, SYMPATHY FOR THE DEVIL ou DÉESSE KALI se répandaient en théories aussi fumeuses que leurs identités de contrefaçon. Servaz se sentit déprimé par tous ces univers de rechange, tous ces forums, tous ces sites. Il se dit qu’auparavant tous ces cinglés se seraient crus les seuls de leur espèce et qu’ils se seraient terrés dans leur coin. Aujourd’hui, grâce aux moyens de communication modernes, lesquels communiquent d’abord la sottise et la folie et — plus parcimonieusement — la connaissance, ils découvraient qu’ils n’étaient pas seuls, entraient en contact, et cela les confortait dans leur dinguerie. Servaz se rappela ce qu’il avait dit à Marchand et rectifia mentalement : la folie était bien une épidémie — mais ses deux vecteurs préférés étaient les médias et Internet.

Il se souvint brusquement du message de sa fille lui demandant s’il pourrait se libérer le samedi. Il regarda sa montre : 1 h 07. Samedi, c’était aujourd’hui. Servaz hésita. Puis il composa le numéro pour lui laisser un message sur son répondeur.

— Allô ?

Il tiqua. Elle avait répondu immédiatement — d’une voix si différente de celle qu’elle avait d’ordinaire qu’il se demanda s’il ne s’était pas trompé de numéro.

— Margot ?

— Papa, c’est toi ? s’exclama-t-elle dans un murmure. Tu sais quelle heure il est !

Il devina instantanément qu’elle attendait un autre coup de fil que le sien. Elle devait laisser son téléphone portable ouvert la nuit à l’insu de sa mère et de son beau-père et répondre planquée sous sa couette. De qui attendait-elle un coup de fil ? Son petit ami ? Quel genre de petit ami appelait à une heure pareille ? Puis il se souvint qu’on était vendredi soir, le jour où les étudiants sont de sortie.

— Je t’ai réveillée ?

— À ton avis ?

— Je voulais juste te dire que j’ai eu ton message, dit-il. Pour cet après-midi, je vais tâcher de me libérer. 17 heures, ça te va ?

— Tu es sûr que ça va, papa ? Tu as une drôle de voix…

— Ça va, ma puce. C’est juste que… j’ai beaucoup de travail en ce moment.

— Tu dis toujours ça.

— Parce que c’est vrai. Tu sais, il ne faut pas croire que ceux qui gagnent beaucoup d’argent sont les seuls à travailler beaucoup. Ce sont des mensonges.

— Je sais, papa.

— Ne crois jamais un homme ou une femme politique, ajouta-t-il sans réfléchir. Ce sont tous des menteurs.

— Papa, tu as vu l’heure ? On ne pourrait pas parler de ça une autre fois ?

— Tu as raison. D’ailleurs, les parents ne devraient pas essayer de manipuler leurs enfants, même s’ils pensent que ce qu’ils disent est juste. Mais plutôt leur apprendre à penser par eux-mêmes. Même si leurs enfants pensent différemment d’eux…

C’était un bien long discours pour une heure aussi tardive.

— Tu ne me manipules pas, papa. Ça s’appelle un échange, et je suis capable de penser toute seule.

Servaz se sentit tout à coup ridicule. Mais cela le fit sourire.

— Ma fille est merveilleuse, dit-il.

Elle rit doucement.

— Finalement, tu as l’air assez en forme.

— Je suis en pleine forme et il est 1 h 15 du matin. La vie est merveilleuse. Et ma fille aussi. Bonne nuit, ma fille. À demain.

— Bonne nuit, papa.

Il retourna sur le balcon. La lune brillait au-dessus du clocher de Saint-Sernin. Des étudiants passèrent dans la rue en chahutant. Cris, rires, une cavalcade, et les joyeux drilles se fondirent dans la nuit où leurs rires tardèrent à s’éteindre, tel un écho lointain de sa jeunesse. Vers 2 heures, Servaz s’étendit sur son lit et s’endormit enfin.

Le lendemain, samedi 13 décembre, Servaz réunit une partie de son groupe d’enquête pour faire le point sur le meurtre du SDF. Samira Cheung portait ce matin-là de hautes chaussettes à rayures horizontales rouges et blanches, un short en cuir des plus moulants et des bottes à talons de douze centimètres avec un tas de boucles métalliques à l’arrière. Servaz se fit la réflexion qu’elle n’aurait même pas eu besoin de se déguiser si elle avait dû infiltrer les milieux de la prostitution locale, puis il se dit que c’était exactement le genre de réflexion qu’auraient pu avoir Pujol et Simeoni, les deux beaufs de la brigade qui s’en étaient pris à son adjoint. Espérandieu, de son côté, arborait un pull marin à rayures horizontales qui lui donnait un air encore plus juvénile et pas du tout celui d’un flic. Pendant un instant de pure angoisse métaphysique, Servaz se demanda s’il dirigeait un groupe d’enquête ou s’il avait été téléporté en fac de lettres. Samira comme Vincent avaient sorti leurs ordinateurs portables perso. Comme toujours, la gamine avait autour du cou son baladeur numérique et Espérandieu passait un doigt sur son iPhone — un gadget noir qui, aux yeux de Servaz, ressemblait à un gros téléphone cellulaire extra-plat comme s’il tournait les pages d’un livre. À sa demande, Samira souligna à nouveau l’un des points faibles de l’accusation : rien ne prouvait l’implication directe des trois jeunes gens dans la mort du SDF. L’autopsie avait établi que la victime était morte noyée dans cinquante centimètres d’eau après avoir perdu connaissance, sans doute suite à une série de coups, dont un très violent porté à la tête. Ce « sans doute » était des plus embarrassants. Car le sans-abri avait également un taux de 1,9 g d’alcool dans le sang au moment des faits. Servaz et Espérandieu étaient parfaitement conscients que le rapport d’autopsie allait être exploité par la défense pour tenter de requalifier les faits en « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner », voire même pour mettre en doute le fait que les coups portés fussent à l’origine de la noyade, qui pouvait être imputée à l’ivresse de la victime — mais ils avaient soigneusement évité d’aborder le sujet jusqu’à présent.

— C’est du ressort du juge, trancha finalement Servaz. Cantonnez-vous dans vos rapports à ce que vous savez, pas à ce que vous supposez.

Ce même samedi, il considéra avec perplexité la liste que lui tendait sa fille.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ma liste de cadeaux. Pour Noël.

— Tout ça ?

— C’est une liste, papa. Tu n’es pas obligé de tout acheter, le china-t-elle.

Il la regarda. Son fin anneau d’argent était toujours en place sur sa lèvre inférieure, de même que le piercing couleur rubis à son sourcil gauche, mais une cinquième boucle était venue s’ajouter aux quatre autres sur son oreille gauche. Servaz eut une pensée fugitive pour sa coéquipière dans l’enquête en cours. Il remarqua aussi que Margot s’était cognée, car elle avait un bleu à la pommette droite. Puis il parcourut de nouveau la liste : un iPod, un cadre photonumérique (il s’agissait d’un cadre où, lui expliqua-t-elle, les photos stockées en mémoire défilaient sur un écran), une console de jeu portable Nintendo DS Lite (avec le « programme d’entraînement cérébral avancé du docteur Kawashima »), un appareil photo compact (si possible doté d’un capteur de sept mégapixels, d’un zoom X3, d’un écran 2,5 pouces et d’un stabilisateur d’images) et un ordinateur portable avec un écran de 17 pouces (et, de préférence, un processeur Intel Centrino 2 Duo à 2 GHz, 2 Go de mémoire vive, un disque dur de 250 Go et un lecteur graveur de CD et de DVD). Elle avait hésité pour l’iPhone mais avait jugé, en fin de compte, que cela coûterait « un peu cher ». Servaz n’avait pas la moindre idée du prix de ces objets ni de ce que signifiait, par exemple, « 2 Go de mémoire vive ». Mais il savait au moins une chose : il n’existait pas de technologie innocente. Dans ce monde technologique et interconnecté, les interstices de liberté et de pensée authentiques se faisaient de plus en plus rares. À quoi correspondait cette frénésie d’achats, cette fascination pour les gadgets les plus superflus ? Pourquoi un membre d’une tribu de Nouvelle-Guinée lui paraissait-il désormais plus sain d’esprit et plus avisé que la plupart des gens qu’il côtoyait ? Était-ce lui ou bien, comme le vieux philosophe dans son tonneau, contemplait-il un monde qui avait perdu la raison ? Il glissa la liste dans sa poche et l’embrassa sur le front.