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— Je vais y réfléchir.

Le temps avait changé en cours d’après-midi. Il pleuvait, le vent soufflait fort et ils s’étaient mis à l’abri sous un auvent de toile secoué par les rafales, devant l’une des nombreuses vitrines brillamment éclairées du centre-ville. Les rues étaient pleines de monde, de voitures et de décorations de Noël.

Quel temps faisait-il là-haut ? se demanda-t-il soudain. Neigeait-il sur l’Institut ? Servaz imagina Julian Hirtmann dans sa cellule, dépliant son grand corps pour regarder la neige tomber en silence devant sa fenêtre. Depuis la veille, depuis les révélations du capitaine Ziegler dans la voiture, la pensée du géant suisse ne l’avait pratiquement pas quitté.

— Papa, tu m’écoutes ?

— Oui, bien sûr.

— Tu n’oublieras pas ma liste, hein ?

Il la rassura sur ce point. Puis il lui proposa d’aller prendre un verre dans un café, place du Capitole. À sa grande surprise, elle demanda une bière. Jusqu’à présent, elle commandait des Coca light. Servaz prit brutalement conscience que sa fille avait dix-sept ans et qu’il continuait à la regarder, malgré l’évidence anatomique, comme si elle en avait cinq de moins. Peut-être était-ce à cause de cette myopie qu’il ne savait plus très bien comment s’y prendre avec elle depuis quelque temps. Son regard tomba de nouveau sur le bleu à sa pommette. Il épia sa fille un instant. Elle avait les yeux cernés et elle les baissait sur son verre de bière avec un regard triste. Tout à coup, les questions affluèrent. Qu’est-ce qui la rendait triste ? De qui attendait-elle un coup de fil à 1 heure du matin ? Qu’est-ce que c’était que cet hématome sur sa joue ? Des questions de flic, se dit-il. Non : des questions de père…

— Ce bleu, dit-il. Tu t’es fait ça comment ?

Elle leva les yeux.

— Quoi ?

— Ce bleu à ta pommette… ça vient d’où ?

— Euh… je me suis cognée. Pourquoi ?

— Cognée où ?

— C’est important ?

Le ton était cinglant. Il ne put s’empêcher de rougir. C’était plus facile d’interroger un suspect que sa propre fille.

— Non, dit-il.

— Maman dit que ton problème, c’est que tu vois le mal partout. Déformation professionnelle.

— Elle a peut-être raison.

Ce fut à son tour de baisser les yeux sur sa bière.

— Je me suis levée dans le noir pour aller pisser et je me suis pris une porte. Ça te va comme réponse ?

Il la dévisagea en se demandant s’il devait la croire. C’était une explication plausible, lui-même s’était déjà ouvert le front de cette façon, en pleine nuit. Cependant, il y avait quelque chose dans le ton et l’agressivité de la réponse qui le mettait mal à l’aise. Ou bien se faisait-il des idées ? Pourquoi voyait-il si clair en général dans les personnes qu’il interrogeait, et pourquoi sa propre fille lui demeurait-elle si opaque ? Et, plus globalement, pourquoi était-il comme un poisson dans l’eau lorsqu’il enquêtait et si inapte aux rapports humains ? Il savait ce qu’un psy aurait dit. Il lui aurait parlé de son enfance…

— Si on allait au cinéma ? dit-il.

Ce soir-là, après avoir mis un plat cuisiné dans le micro-ondes et avalé un café (il s’aperçut trop tard qu’il n’en avait plus et dut ressortir un vieux pot de café soluble périmé), il se replongea dans la biographie de Julian Alois Hirtmann. La nuit était tombée sur Toulouse. À l’extérieur, il ventait et il pleuvait mais dans son bureau régnait la musique de Gustav Mahler (Sixième Symphonie) montant du salon et une intense concentration favorisée par l’heure tardive et la pénombre que trouaient seulement une petite lampe de travail et l’écran lumineux de son PC. Servaz avait ressorti son carnet et il continuait de prendre des notes. Elles noircissaient déjà plusieurs pages. Tandis que le son des violons s’élevait du living-room, il se replongea dans la carrière du tueur en série. Le juge suisse ayant demandé une expertise psychiatrique pour établir sa responsabilité pénale, les experts désignés avaient conclu, après une longue série d’entretiens, à « l’irresponsabilité totale », invoquant des crises délirantes, des hallucinations, l’usage intensif de stupéfiants ayant altéré le jugement et renforcé la schizophrénie du sujet et une absence totale d’empathie — ce dernier point étant incontestable, même pour Servaz. Selon les termes du rapport, leur patient n’avait pas « les moyens psychiques de contrôler ses actes, ni le degré de liberté intérieure permettant de choisir et de décider ».

À en juger par les données que Servaz put consulter sur certains sites suisses de psychiatrie légale, les experts désignés avaient la nostalgie d’une méthodologie scientifique laissant peu de place à l’interprétation personnelle : ils avaient soumis Hirtmann à une batterie de tests standardisés, expliquant s’être appuyés sur le DSM-IV, le manuel statistique des désordres mentaux, et Servaz se demanda si Hirtmann ne connaissait pas ce manuel au moins aussi bien qu’eux au moment des tests.

Toutefois, reconnaissant la dangerosité du sujet, ils avaient recommandé une mesure de sûreté et le placement dans un établissement spécialisé « pour une durée indéterminée ». Hirtmann avait séjourné dans deux hôpitaux psychiatriques helvètes avant d’atterrir à l’Institut Wargnier. Il n’était pas le seul pensionnaire de l’unité A venu de l’étranger, car l’Institut, établissement unique en Europe, représentait la première tentative de prise en charge psychiatrique effectuée dans le cadre d’un futur espace judiciaire européen. Servaz fronça les sourcils en lisant ces mots : qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire, alors que les justices européennes affichaient de telles différences en matière de lois, de durées des peines et de budgets, celui de la France étant par habitant la moitié de celui de l’Allemagne, des Pays-Bas ou même du Royaume-Uni ?