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Se levant pour prendre une bière dans le frigo, il réfléchit : il y avait une contradiction évidente entre la personnalité socialement intégrée, professionnellement reconnue du Hirtmann décrit par la presse et celle ténébreuse, en proie à des fantasmes de meurtre incontrôlés et à une jalousie pathologique, établie par les experts. Jekyll et Hyde ? Ou bien Hirtmann avait-il réussi, grâce à ses talents de manipulateur, à échapper à la prison ? Servaz aurait volontiers parié pour la seconde hypothèse. Il était convaincu que, lorsqu’il était apparu pour la première fois devant eux, le Suisse savait très exactement comment il devait se comporter et ce qu’il devait dire aux experts. Cela voulait-il dire qu’eux-mêmes allaient être confrontés à un acteur et à un manipulateur hors pair ? Comment le percer à jour ? Le psychologue envoyé par la gendarmerie en serait-il capable quand trois experts suisses s’étaient fait rouler dans la farine ?

Servaz se demanda ensuite quel raisonnement pouvait bien mener d’Hirtmann à Lombard. Le seul lien évident était la géographie. Hirtmann s’en était-il pris au cheval par hasard ? L’idée lui était-elle venue en passant devant le centre équestre ? Le haras se trouvait à l’écart des principales voies de communication de la vallée. Hirtmann n’avait aucune raison de se trouver là. Et si c’était lui qui avait tué le cheval, pourquoi les chiens n’avaient-ils pas senti sa présence ? Et pourquoi n’en avait-il pas profité pour s’enfuir ? Comment avait-il déjoué les systèmes de sécurité de l’Institut ? Chaque question en entraînait une nouvelle.

Soudain, Servaz pensa à quelque chose de différent : sa fille avait les yeux cernés et un regard triste. Pourquoi ? Pourquoi avait-elle l’air si triste et si fatiguée ? Elle avait répondu au téléphone à 1 heure du matin. De qui attendait-elle un coup de fil ? Et ce bleu à la pommette : les explications de Margot étaient loin de l’avoir convaincu. Il en parlerait à sa mère.

Servaz continua à fouiller l’existence de Julian Hirtmann jusqu’au petit matin. Quand il alla s’allonger, ce dimanche 14 décembre, ce fut avec l’impression d’avoir entre les mains les pièces de deux puzzles différents : aucune ne s’emboîtait.

Sa fille avait les yeux cernés et un regard triste. Et elle avait un bleu à la pommette. Qu’est-ce que cela signifiait ?

Ce soir-là, Diane Berg pensait à ses parents. Son père était un homme secret, un bourgeois, un calviniste rigide et distant tel que la Suisse en produisait avec la même facilité qu’elle fabriquait du chocolat et des coffres-forts. Sa mère vivait dans un monde à elle, un monde secret et imaginaire où elle entendait la musique des anges et dont elle était le centre et la raison d’être — son humeur évoluant en permanence entre l’euphorie et la dépression. Une mère bien trop occupée d’elle-même pour prodiguer à ses enfants autre chose qu’une affection au compte-gouttes, et Diane avait très tôt appris que le monde bizarre de ses parents n’était pas le sien.

Elle avait fait sa première fugue à quatorze ans. Elle n’était pas allée bien loin. La police genevoise l’avait ramenée chez elle après qu’elle eut été prise la main dans le sac en train de voler un CD de Led Zeppelin en compagnie d’un garçon de son âge rencontré deux heures auparavant. Dans un tel environnement harmonieux la révolte était inévitable et Diane était passée par des phases « grunge », « néo-punk », « gothique » avant de se diriger vers la fac de psychologie où elle avait appris à se connaître elle-même et à connaître ses parents à défaut de les comprendre.

La rencontre avec Spitzner avait été déterminante. Diane n’avait pas eu beaucoup d’amants avant lui, même si, extérieurement, elle donnait l’impression d’être une jeune femme sûre d’elle et entreprenante. Mais pas pour Spitzner. Lui l’avait très vite percée à jour. Dès le départ, elle avait soupçonné qu’il n’en était pas à sa première conquête parmi ses étudiantes, ce qu’il avait lui-même confirmé, mais elle s’en foutait. Tout comme elle se moquait de la différence d’âge et du fait que Spitzner fût marié et père de sept enfants. Si elle avait dû exercer ses talents de psychologue sur son propre cas, elle aurait vu dans leur relation un pur cliché : Pierre Spitzner représentait tout ce que ses parents n’étaient pas. Et tout ce qu’ils détestaient.

Une fois, elle s’en souvenait, ils avaient eu une longue conversation très sérieuse.

— Je ne suis pas ton père, avait-il dit à la fin. Ni ta mère. N’exige pas de moi certaines choses que je ne pourrai jamais te donner.

Il était allongé sur le canapé du petit studio de célibataire que l’université mettait à sa disposition, un verre de Jack Daniel’s à la main, mal rasé, hirsute et torse nu, exhibant avec une certaine vanité son corps remarquablement ferme pour un homme de son âge.

— Comme quoi, par exemple ?

— La fidélité.

— Tu couches avec d’autres femmes en ce moment ?

— Oui, ma femme.

— Je veux dire : avec d’autres.

— Non, pas en ce moment. Satisfaite ?

— Je m’en fous.

— Mensonge.

— Bon d’accord, je ne m’en fous pas.

— Moi, je me fous de savoir avec qui tu couches, avait-il répliqué.

Mais il y avait une chose que ni lui ni personne n’avait repérée : l’habitude des portes closes, des pièces où il était « interdit de pénétrer » et des secrets maternels avait développé chez Diane une curiosité qui allait bien au-delà de la norme. Une curiosité qui la servait dans son métier mais qui lui avait parfois valu de se fourrer dans des situations inconfortables. Diane émergea de ses pensées et regarda la lune glisser derrière les nuages qui s’effilochaient comme de la gaze. L’astre réapparut quelques secondes plus tard dans une nouvelle trouée, puis disparut de nouveau. Près de sa fenêtre, la branche d’un sapin floqué de neige sembla un instant phosphorescente sous le lait blanc tombant du ciel — puis tout retomba dans l’obscurité.

Elle se détourna de la fenêtre étroite et profonde. Les bâtonnets rouges de son radio-réveil brillaient dans la pénombre. 0 h 25. Rien ne bougeait. Il y avait bien un ou deux gardes éveillés à l’étage, elle le savait, mais ils étaient probablement en train de regarder la télé, avachis dans leurs fauteuils, à l’autre extrémité du bâtiment.

Dans cette partie de l’Institut régnaient le silence et le sommeil.

Mais pas pour tout le monde

Elle se déplaça vers la porte de sa chambre. Parce qu’il y avait un espace de quelques millimètres sous le battant, elle avait éteint la lumière. Une caresse d’air glacé frôla ses pieds nus et elle se mit aussitôt à frissonner. À cause du froid mais aussi de l’adrénaline qui courait dans ses veines. Quelque chose avait réveillé sa curiosité.

Minuit trente

Le bruit fut si faible qu’elle faillit ne pas l’entendre.

Comme la nuit précédente. Comme les autres nuits.

Une porte qu’on ouvre. Très lentement. Puis plus rien. Quelqu’un qui ne voulait pas qu’on le surprenne.

De nouveau le silence.

La personne guettait — comme elle.

Le déclic d’un interrupteur, puis un rai de lumière sous sa porte. Des pas dans le couloir. Si étouffés qu’ils étaient presque noyés par les battements de son cœur. Une ombre barra un instant la lumière qui filtrait sous la porte. Elle hésita. Puis elle se décida brusquement et l’ouvrit. Trop tard. L’ombre avait disparu.