Le silence retomba, la lumière s’éteignit.
Elle s’assit au bord du lit, dans l’obscurité, frissonnante dans son pyjama d’hiver et son peignoir à capuche. Une fois de plus, elle se demanda qui pouvait se promener toutes les nuits dans l’Institut. Et surtout pour quoi faire ? De toute évidence, une chose qui devait rester discrète — car la personne prenait beaucoup de précautions pour ne pas être entendue.
La première nuit, Diane s’était dit que c’était un des aides-soignants ou bien une infirmière qui avait une petite fringale et qui ne voulait pas qu’on sache qu’il ou elle s’empiffrait en cachette. Mais l’insomnie l’avait tenue éveillée et la lumière du couloir ne s’était rallumée que deux heures plus tard. La nuit suivante, épuisée, elle s’était endormie. Mais la nuit dernière, rebelote l’insomnie était de retour, et avec elle l’infime grincement de porte, la lumière dans le couloir et l’ombre glissant furtivement vers l’escalier.
Vaincue par la fatigue, elle s’était cependant endormie avant son retour. Elle se glissa sous l’édredon et contempla sa petite chambre glaciale de douze mètres carrés avec salle d’eau et WC dans le rectangle pâle de la fenêtre. Il fallait qu’elle dorme. Demain dimanche, elle aurait quartier libre. Elle en profiterait pour réviser ses notes, puis descendrait à Saint-Martin. Mais lundi serait une journée décisive, le Dr Xavier le lui avait annoncé : lundi, il l’emmènerait visiter l’unité A…
Il fallait qu’elle dorme.
Quatre jours… Elle avait passé quatre jours à l’Institut et il lui semblait que, dans ce laps de temps, ses sens s’étaient aiguisés. Était-il possible de changer en si peu de temps ? Si oui, qu’en serait-il dans un an, lorsqu’elle quitterait cet endroit pour rentrer chez elle ? Elle se morigéna. Elle devait cesser de penser à ça. Elle était ici pour de nombreux mois.
Elle n’arrivait toujours pas à comprendre comment on avait pu enfermer des fous criminels dans un endroit pareil. Ce lieu était de loin le plus sinistre et le plus insolite qu’elle eût connu.
Mais c’est chez toi pour un an ma vieille.
À cette pensée, toute envie de dormir s’envola.
Elle s’assit à la tête du lit et alluma sa lampe de chevet. Puis elle brancha son ordinateur, l’ouvrit et attendit qu’il se mette en route pour consulter sa messagerie. Par chance, l’Institut était connecté à Internet et équipé de bornes Wi-Fi.
Elle éprouva un sentiment mitigé. S’était-elle vraiment attendue à ce qu’il lui écrive ? Après ce qui s’était passé ? C’était elle qui avait pris la décision d’arrêter, même si cette décision l’avait déchirée. Il l’avait acceptée avec son stoïcisme habituel et elle s’était sentie blessée. Elle avait été surprise par la profondeur de sa propre détresse.
Elle hésita avant de pianoter sur son clavier.
Elle savait qu’il ne comprendrait pas son silence. Elle avait promis de lui donner des détails et de lui écrire rapidement. Comme tous les spécialistes de psychiatrie légale, Pierre Spitzner brûlait de curiosité pour tout ce qui touchait à l’Institut Wargnier. Quand il avait appris que la candidature de Diane était acceptée, il y avait vu non seulement une chance pour elle, mais aussi une occasion pour lui d’en apprendre plus sur cet endroit autour duquel couraient tant de rumeurs.
Elle tapa les premiers mots :
Cher Pierre,
Je vais bien. Cet endroit…
Sa main s’immobilisa.
Une image venait de surgir… Un flash net et coupant comme de la glace…
La grande maison de Spitzner surplombant le lac, la chambre dans la pénombre, le silence de la maison vide. Pierre et elle dans le grand lit. Au départ, ils étaient juste venus prendre un dossier qu’il avait oublié. Son épouse était à l’aéroport, attendant son avion pour Paris, où elle devait donner une conférence intitulée Personnages & Points de vue (la femme de Spitzner était l’auteur d’une dizaine de romans policiers complexes et sanglants à forte connotation sexuelle qui avaient remporté un certain succès). Pierre en avait profité pour lui faire visiter la maison. Arrivés devant la chambre du couple, il avait ouvert la porte et pris Diane par la main. Elle avait d’abord refusé de faire l’amour dans ce lieu, mais il avait insisté avec cet air enfantin qui la bouleversait et qui rompait ses digues. Il avait aussi insisté pour que Diane passe les sous-vêtements de son épouse. Des sous-vêtements achetés dans les boutiques les plus chères de Genève… Diane avait hésité. Mais l’atmosphère transgressive, la saveur d’interdit exerçaient sur elle une attraction bien trop forte pour qu’elle écoutât longtemps ses scrupules. Elle avait constaté qu’elle avait les mêmes mensurations que l’épouse de son amant. Elle était sous lui, les yeux clos, leurs deux corps parfaitement accordés et soudés, le visage écarlate de Pierre au-dessus d’elle, lorsque la voix, détachée, sèche, cassante, s’était élevée depuis le seuil de la pièce :
— Emmène ta pute hors d’ici.
Elle referma l’ordinateur, toute envie d’écrire envolée. Elle tourna la tête pour éteindre. Et eut une secousse. L’ombre était sous sa porte… Immobile… Elle retint sa respiration, incapable de faire le moindre mouvement. Puis la curiosité et l’irritation reprirent le dessus et elle bondit en direction de la porte.
Mais l’ombre avait de nouveau disparu.
II.
BIENVENUE EN ENFER
10
Le dimanche 14 décembre, à 7 h 45 du matin, Damien Ryck, dit Rico, vingt-huit ans, quitta son domicile pour une course solitaire dans la montagne. C’était un jour gris et il savait déjà que le soleil n’apparaîtrait pas ce jour-là. Dès le réveil, il s’était avancé sur la grande terrasse de sa maison et il avait constaté qu’un épais brouillard noyait les toits et les rues de Saint-Martin ; au-dessus de la ville, des nuages enroulaient leurs fuligineuses arabesques autour des sommets.
En raison de la météo, il opta pour une simple balade dégrisante, suivant un itinéraire qu’il connaissait par cœur. La veille, ou plus précisément quelques heures plus tôt, il était rentré chez lui en titubant après une fête arrosée chez des amis au cours de laquelle il avait fumé plusieurs joints, et s’était couché tout habillé. Au réveil, après une douche, un bol de café noir et un nouveau joint fumé sur la terrasse, il avait estimé que l’air pur des hauteurs lui ferait le plus grand bien. Rico avait l’intention d’achever, un peu plus tard dans la matinée, l’encrage d’une planche — une tâche délicate qui demandait une main ferme.
Rico était auteur de bandes dessinées.
Un métier merveilleux qui lui permettait de travailler à domicile et de vivre de sa passion. Ses BD en noir et blanc, très sombres, étaient appréciées des connaisseurs et sa notoriété grandissait dans le petit monde de la BD indépendante. Amateur de ski hors piste, d’alpinisme, de VTT, de parapente et grand voyageur, il avait trouvé en Saint-Martin un lieu idéal pour poser ses valises. Son métier et les moyens modernes de communication lui permettaient de vivre loin de Paris où se trouvait le siège des éditions d’Enfer et où il se rendait une demi-douzaine de fois par an. Au début, les habitants de Saint-Martin avaient eu un peu de mal à s’habituer à son look d’altermondialiste caricatural, avec ses dreadlocks noir et jaune, son bandana et son poncho orange, ses nombreux piercings et sa barbiche rose. L’été venu, ils pouvaient également admirer la dizaine de tatouages qui couvraient son corps quasi anorexique : épaules, bras, dos, cou, mollets, cuisses — de véritables œuvres d’art en trois couleurs qui débordaient de partout de ses shorts et de ses débardeurs. Pourtant, Rico gagnait à être connu : non seulement c’était un dessinateur talentueux, mais c’était aussi un type charmant, doté d’un humour pince-sans-rire, et d’une extrême gentillesse avec le voisinage, les enfants et les personnes âgées.