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Diane n’était pas du genre à se laisser impressionner, elle avait voyagé dans des endroits déconseillés aux touristes, elle pratiquait depuis l’adolescence des sports qui comportaient une part de risque : enfant comme adulte, elle n’avait jamais eu froid aux yeux. Mais quelque chose dans cette vision provoqua un trou d’air dans son ventre. Ce n’était pas une question de risque physique, non. C’était autre chose… Le saut dans l’inconnu…

Elle sortit son téléphone portable et composa un numéro. Elle ignorait s’il y avait une antenne dans le coin pour relayer son appel mais, au bout de trois sonneries, une voix familière lui répondit.

— Spitzner.

Elle se sentit aussitôt soulagée. La voix chaude, ferme et tranquille avait toujours eu le don de l’apaiser, de chasser ses doutes. C’était Pierre Spitzner — son mentor à la faculté — qui l’avait amenée à s’intéresser à la psychologie légale. C’était son cours intensif SOCRATES sur les droits de l’enfant, sous l’égide du réseau interuniversitaire européen « Children’s Rights », qui l’avait rapprochée de cet homme discret et séduisant, bon mari et père de sept enfants. L’illustre psychologue l’avait prise sous son aile au sein de la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation ; il avait permis à la chrysalide de devenir papillon — même si cette image aurait sans doute paru trop convenue à l’esprit exigeant de Spitzner.

— C’est Diane. Je ne te dérange pas ?

— Bien sûr que non. Comment ça se passe ?

— Je ne suis pas encore arrivée… Je suis sur la route… Je vois l’Institut de là où je suis.

— Quelque chose ne va pas ?

Sacré Pierre. Même au téléphone, il était capable de discerner la moindre de ses inflexions.

— Non, tout va bien. C’est juste que… ils ont voulu isoler ces types du monde extérieur. Ils les ont collés dans l’endroit le plus sinistre et le plus reculé qu’ils ont pu trouver. Cette vallée me donne la chair de poule…

Elle regretta aussitôt d’avoir dit ça. Elle se comportait comme une ado qui se trouve pour la première fois livrée à elle-même — ou comme une étudiante frustrée amoureuse de son directeur de thèse et qui fait tout pour attirer son attention. Elle se dit qu’il devait être en train de se demander comment elle ferait pour tenir le coup si la simple vue des bâtiments l’effrayait déjà.

— Allons, dit-il. Tu as déjà eu ton lot d’abuseurs sexuels, de paranoïaques et de schizophrènes, non ? Dis-toi que ce sera la même chose ici.

— Ce n’étaient pas tous des assassins. En vérité, un seul d’entre eux l’était.

Elle ne put s’empêcher de le revoir en pensée : un visage mince, des iris couleur de miel qui se posaient sur elle avec la convoitise du prédateur. Kurtz était un authentique sociopathe. Le seul qu’elle eût jamais rencontré. Froid, manipulateur, instable. Sans le moindre soupçon de remords. Il avait violé et tué trois mères de famille dont la plus jeune était âgée de quarante-six ans et la plus âgée de soixante-quinze. C’était son truc, les femmes mûres. Et aussi les cordes, les liens, les bâillons, les nœuds coulants… Chaque fois qu’elle s’efforçait de ne pas penser à lui, il s’installait au contraire dans son esprit, avec son sourire ambigu et son regard de fauve. Cela lui rappelait l’écriteau que Spitzner avait placardé sur la porte de son bureau, au premier étage du bâtiment de psychologie : « NE PENSEZ PAS À UN ÉLÉPHANT ».

— Il est un peu tard pour se poser ce genre de questions, Diane, tu ne crois pas ?

La remarque lui fit venir le rouge aux joues.

— Tu seras à la hauteur, j’en suis sûr. Tu as le profil rêvé pour ce poste. Je ne dis pas que ce sera facile, mais tu t’en tireras, je te le garantis.

— Tu as raison, répondit-elle. Je suis ridicule.

— Mais non. Tout le monde réagirait de la même façon à ta place. Je connais la réputation de cet endroit. Ne t’arrête pas à ça. Concentre-toi sur ton travail. Et quand tu nous reviendras, tu seras la plus grande experte en déséquilibres psychopathiques de tous les cantons. Je dois te laisser. Le doyen m’attend pour me parler finances. Tu sais comment il est : je vais avoir besoin de toutes mes facultés. Bonne chance, Diane. Tu me tiens au courant.

La tonalité. Il avait raccroché.

Le silence — seulement troublé par le bruit du torrent. Il retomba sur elle comme une bâche mouillée. Le floc d’un gros paquet de neige se détachant d’une branche la fit sursauter. Elle rangea le portable dans la poche de son duvet, plia la carte et remonta dans la voiture.

Puis elle manœuvra pour quitter l’aire.

Un tunnel. La lueur des phares se refléta sur ses parois noires et ruisselantes. Pas d’éclairage, un virage à la sortie. Un petit pont enjambant le torrent sur sa gauche. Et le premier panneau enfin, fixé à une barrière blanche : « CENTRE DE PSYCHIATRIE PÉNITENTIAIRE CHARLES WARGNIER ». Elle vira lentement et franchit le pont. La route s’éleva brusquement et hardiment, décrivant quelques lacets au milieu des sapins et des congères — et elle eut peur que sa vieille guimbarde ne patine sur la pente verglacée. Elle n’avait ni chaînes ni pneus hiver. Mais la route atteignit bientôt une partie moins pentue.

Un dernier virage et ils furent là, tout près.

Elle se tassa sur son siège lorsque les bâtiments vinrent à sa rencontre à travers la neige, la brume et les bois.

11 h 15 du matin, le mercredi 10 décembre.

2

Cimes des sapins enneigées. Vues d’en haut, selon une verticale et vertigineuse perspective. Ruban de la route qui file, droite et profonde, entre ces mêmes sapins aux troncs cernés de brume. Défilement des cimes à grande vitesse. Là, tout au fond, entre les arbres, une Jeep Cherokee grosse comme un scarabée roule au pied des grands conifères. Ses phares trouent les vapeurs ondoyantes. Le chasse-neige a laissé de hautes congères sur les côtés. Au-delà, des montagnes blanches barrent l’horizon. D’un coup, la forêt s’arrête. Un escarpement rocheux que la route contourne en un virage serré avant de longer une rivière rapide. La rivière franchit un petit barrage dévalé par des eaux bouillonnantes. Sur l’autre rive, la bouche noire d’une centrale hydroélectrique s’ouvre dans la montagne à vif. Sur l’accotement, un panneau :

« SAINT-MARTIN-DE-COMMINGES PAYS DE L’OURS — 7 KM »

Servaz regarda l’écriteau en passant.

Un ours des Pyrénées peint sur fond de montagnes et de sapins.

Des Pyrénées, tu parles ! Des ours slovènes, que les bergers du coin rêvaient de tenir au bout de leur fusil.

Ces ours, selon eux, s’approchaient trop des habitations ; ils s’attaquaient aux troupeaux ; ils devenaient même dangereux pour l’homme. La seule espèce dangereuse pour l’homme, c’est l’homme lui-même, songea Servaz. Il découvrait chaque année de nouveaux cadavres à la morgue de Toulouse. Et ce n’étaient pas des ours qui les avaient tués. Sapiens nihil affirmat quod no probet. « Le sage n’affirme rien qu’il ne prouve », se dit-il. Il ralentit quand la route amorça un virage et s’enfonça de nouveau dans les bois — mais ce n’étaient pas de hauts conifères, cette fois : plutôt un sous-bois indistinct plein de taillis. Les eaux du « gave » chantaient tout près. Il les entendait par la vitre entrouverte malgré le froid. Leur chant cristallin couvrait presque la musique qui montait du lecteur de CD : Gustav Mahler, Cinquième Symphonie, l’allégro. Une musique pleine d’angoisse et de fièvre, qui collait avec ce qui l’attendait.