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Ce matin-là, Rico enfila ses chaussures spéciales pour la course en pleine nature, coiffa un bonnet à oreilles comme en portent les paysans des hauts plateaux andins sur les écouteurs de son baladeur numérique et s’élança au petit trot vers le GR, qui commençait juste après le supermarché, à deux cents mètres de chez lui.

Le brouillard ne s’était pas levé. Sur le parking désert du supermarché, il dérivait autour des rangées de Caddie abandonné. Une fois sur le sentier, Rico allongea sa foulée. Derrière lui, les cloches de l’église sonnèrent 8 heures. Il lui sembla que leurs voix lui parvenaient à travers plusieurs couches d’ouate.

Il devait prendre garde à ne pas se tordre les chevilles sur le sol inégal jonché de racines et de grosses pierres. Deux kilomètres de faux plat dans le fracas du torrent qu’il traversa et retraversa sur de solides petits ponts en dosses de sapin — puis la pente s’accentua et il sentit ses jarrets se tendre sous l’effort. La brume s’était un peu dissipée. Il aperçut le pont métallique qui enjambait le torrent un peu plus haut, là où ce dernier se précipitait en un bouillon rugissant. La partie la plus ardue du parcours. Une fois là-haut, le terrain redeviendrait presque plat. En levant la tête et en dosant son effort, il constata que quelque chose pendait sous le pont. Un sac ou un objet volumineux, accroché au tablier métallique.

Il baissa la tête pour avaler les derniers lacets avant de la relever en arrivant à hauteur du pont. Son cœur était monté à cent cinquante. Mais, lorsqu’il leva les yeux, son cœur explosa : ce n’était pas un sac qui pendait sous le pont — mais un corps ! Rico se figea. L’émotion violente jointe à la montée lui avaient coupé le souffle. La bouche grande ouverte, il fixa le corps en cherchant sa respiration ; il fit les derniers mètres en marchant, les mains sur les hanches.

BORDEL, c’est quoi ce truc ?

Dans un premier temps, Rico eut du mal à comprendre ce qu’il voyait. Il se demanda s’il n’était pas victime d’une hallucination, due peut-être aux excès de la nuit, mais il sut aussitôt que ce n’était pas une vision. C’était trop réel, trop… terrifiant. Rien à voir avec les films d’horreur qu’il affectionnait. Ce qu’il avait sous les yeux, c’était un homme… un homme mort, nu et pendu à un pont !

PUTAIN DE MERDE !!!

Un froid polaire s’insinua dans ses veines.

Il jeta un coup d’œil autour de lui et un frisson glacé courut le long de sa colonne vertébrale. L’homme n’était pas mort tout seul, il ne s’était pas suicidé : en plus de la sangle qui lui serrait la gorge, plusieurs autres sangles le reliaient à la structure métallique du pont et, sur sa tête, quelqu’un avait mis… une capuche… Une capuche en tissu imperméable noir qui lui cachait le visage, prolongée par une cape qui lui pendait dans le dos.

PUTAIN ! PUTAIN ! PUTAIN !

La panique le submergea. Il n’avait jamais rien vu de semblable. Et ce qu’il voyait faisait gicler dans ses veines le venin de la peur. Il était seul dans la montagne, à quatre kilomètres de toute habitation, et il n’y avait qu’un seul chemin pour arriver jusqu’ici — celui qu’il avait emprunté.

Tout comme l’assassin l’avait fait

Il se demanda si le meurtre venait d’avoir lieu. En d’autres termes, si le meurtrier n’était pas encore dans le secteur. Rico fouilla avec appréhension les rochers et la brume du regard. Puis il prit deux profondes respirations et tourna les talons. Deux secondes plus tard, il dévalait le sentier en direction de Saint-Martin.

Servaz n’avait jamais été très sportif. À la vérité, il détestait le sport. Sous toutes ses formes. Dans les stades comme à la télé. Il détestait assister à une manifestation sportive comme il détestait faire du sport lui-même. L’une des raisons pour lesquelles il n’avait pas de télé était qu’on y diffusait trop de sport à son goût et, de plus en plus, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.

Autrefois, c’est-à-dire pendant les quinze années de son mariage, il s’était pourtant astreint à une activité physique minimale, à savoir trente-cinq minutes, pas une de plus, de course à pied le dimanche. Malgré ou grâce à cela, il n’avait pas pris le moindre kilo depuis l’âge de dix-huit ans, et il achetait toujours les mêmes pantalons. Il connaissait l’origine de ce prodige : il avait les gènes de son père, lequel était resté mince et fringant comme un lévrier toute sa vie, sauf à la fin, lorsque la boisson et la dépression l’avaient rendu presque squelettique.

Mais depuis son divorce, Servaz avait cessé toute activité ressemblant de près ou de loin à de l’exercice.

S’il avait tout à coup résolu de s’y remettre, en ce dimanche matin, c’était à cause d’une remarque que Margot avait faite, la veille : « Papa, j’ai décidé qu’on allait passer les vacances d’été ensemble. Tous les deux. En tête à tête. Très loin de Toulouse. » Elle lui avait parlé de la Croatie, de ses criques, de ses îles montagneuses, de ses monuments et de son soleil. Elle voulait des vacances à la fois ludiques et sportives : c’est-à-dire course à pied et nage le matin, farniente et visite des monuments l’après-midi, et le soir il l’emmènerait danser ou se promener sur le bord de mer. Le programme était déjà établi. Autrement dit, Servaz avait intérêt à être en forme.

Par conséquent, il avait enfilé un vieux short et un T-shirt informes, chaussé des baskets et il s’était élancé sur les berges de la Garonne. Le temps était gris, il y avait un peu de brume. Lui qui, d’ordinaire, ne mettait jamais le nez dehors avant midi quand il n’était pas en service réalisa qu’il flottait sur la ville rose une atmosphère étonnamment paisible comme si, le dimanche matin, même les salauds et les imbéciles faisaient relâche.

Tout en courant à une allure modérément élevée, il repensa à ce qu’avait dit sa fille. Très loin de Toulouse… Pourquoi très loin de Toulouse ? Il revit encore une fois son air triste et fatigué et son inquiétude se réveilla. Y avait-il quelque chose à Toulouse à quoi elle voulait échapper ? Quelque chose ou quelqu’un ? Il repensa au bleu sur sa pommette et, tout à coup, il fut pris d’un mauvais pressentiment.

La seconde d’après, sa poitrine le lâcha…

Il était parti beaucoup trop vite.

Il s’arrêta, le souffle court, les mains sur les genoux, les poumons en feu. Son T-shirt était trempé de sueur. Servaz consulta sa montre. Dix minutes ! Il avait tenu dix minutes ! Lui qui avait l’impression d’avoir couru pendant une demi-heure ! Bon sang, il était éreinté ! Quarante ans à peine et je me traîne comme un vieillard ! se lamenta-t-il au moment où son téléphone vibrait au fond de son short.