— Servaz, éructa-t-il.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Cathy d’Humières. Vous ne vous sentez pas bien ?
— Je faisais du sport, aboya-t-il.
— J’ai l’impression que vous en avez besoin, en effet. Désolée de vous déranger un dimanche. Mais il y a du nouveau. Cette fois, j’en ai peur, il ne s’agit pas d’un cheval.
— Comment ça ?
— Il y a un mort, à Saint-Martin.
Il se redressa.
— Un… mort… ? (Il cherchait toujours sa respiration.) Quel genre de mort ? On connaît… son identité ?
— Pas encore.
— Pas de papiers sur lui ?
— Non. Il était nu — à part ses bottes et un K-Way noir.
Servaz eut l’impression d’avoir reçu un coup de sabot de jument. Il écouta d’Humières lui exposer ce qu’elle savait : le jeune homme parti faire le tour du lac, le pont métallique au-dessus du torrent, le corps pendu en dessous…
— S’il était pendu à un pont, c’est peut-être un suicide, hasarda-t-il sans conviction — car qui voudrait faire sa sortie dans une tenue aussi ridicule ?
— D’après les premières constatations, il s’agirait plutôt d’un meurtre. Je n’ai pas plus de détails. J’aimerais que vous me rejoigniez sur place.
Servaz sentit une main glacée lui caresser la nuque. Ce qu’il redoutait était arrivé. D’abord l’ADN d’Hirtmann — et maintenant ça. Qu’est-ce que ça signifiait ? Était-ce le début d’une série ? Cette fois, il était impossible que le Suisse fût parvenu à quitter l’Institut. Dans ce cas, qui avait tué l’homme sous le pont ?
— D’accord, répondit-il, je préviens Espérandieu.
Elle lui dit où se rendre puis elle raccrocha. Il y avait un banc à proximité, Servaz s’y assit. Il se trouvait dans le parc de la Prairie aux Filtres, dont les pelouses descendaient en pente douce vers la Garonne, au pied du Pont-Neuf. De nombreux joggeurs couraient le long du fleuve.
— Espérandieu, dit Espérandieu.
— On a un mort, à Saint-Martin.
Il y eut un silence. Puis Servaz entendit la voix d’Espérandieu qui parlait à quelqu’un. Elle était étouffée par la main de son adjoint sur le téléphone. Il se demanda si celui-ci était encore au lit avec Charlène.
— D’accord, je me prépare.
— Je passe te prendre dans vingt minutes.
Puis il réfléchit, mais trop tard, que c’était impossible : il avait mis dix minutes pour arriver jusque-là en courant et, dans son état, il était incapable de refaire le chemin en sens inverse aussi rapidement. Il rappela Espérandieu.
— Oui ?
— Prends ton temps. Je ne serai pas là avant une bonne demi-heure.
— Tu n’es pas chez toi ? demanda Espérandieu, surpris.
— Je faisais du sport.
— Du sport ? Quel genre de sport ?
Le ton témoignait de l’incrédulité de son adjoint.
— De la course à pied.
— Toi, tu fais de la course à pied ?
— C’était ma première séance, se justifia Servaz, agacé.
Il devina qu’Espérandieu souriait au bout du fil. Peut-être même que Charlène Espérandieu souriait elle aussi, étendue à côté de son mari. Est-ce qu’il leur arrivait de se moquer de lui, de ses manières de divorcé, quand ils étaient seuls ? D’un autre côté, il était certain d’une chose : Vincent l’admirait. Il s’était montré absurdement fier quand Servaz avait accepté d’être le parrain de son prochain enfant.
Il rejoignit sa voiture garée sur le parking du cours Dillon handicapé par un point de côté planté dans son flanc comme un clou. Une fois à l’appartement, il se doucha, se rasa et se changea. Puis il repartit en direction de la banlieue.
Un pavillon neuf précédé par une pelouse sans clôture et une allée semi-circulaire goudronnée menant au garage et à l’entrée, à l’américaine. Servaz descendit de voiture. Un voisin perché en haut d’une échelle installait un père Noël au bord de son toit ; des enfants jouaient au ballon un peu plus loin dans la rue ; un couple dans la cinquantaine passa en courant sur le trottoir, grands et minces, vêtus de justaucorps fluo. Servaz remonta l’allée et sonna.
Il tourna la tête pour suivre les dangereuses évolutions du voisin qui se débattait avec son père Noël et ses guirlandes au sommet de l’échelle.
Quand il la tourna à nouveau, il faillit sursauter : Charlène Espérandieu avait ouvert la porte sans faire de bruit et elle se tenait devant lui en souriant. Elle portait un gilet à capuche en maille claire ouvert sur un T-shirt lilas et un jean de grossesse. Elle était pieds nus. Impossible d’ignorer son ventre rond. Et sa beauté. Tout en Charlène Espérandieu n’était que légèreté, esprit et finesse. C’était comme si même sa grossesse ne parvenait pas à l’alourdir, à lui ôter ses ailes d’artiste et son humour. Charlène dirigeait une galerie d’art dans le centre de Toulouse ; Servaz avait été invité à quelques vernissages et il avait découvert sur les murs blancs des œuvres étranges, dérangeantes et parfois fascinantes. L’espace d’un instant, il resta là sans bouger. Puis il se ressaisit et lui sourit, de ce sourire qui lui rendait hommage.
— Entre. Vincent finit de se préparer. Tu veux un café ?
Il se rendit compte qu’il n’avait toujours rien avalé depuis qu’il s’était levé. Il la suivit dans la cuisine.
— Vincent m’a dit que tu t’étais mis au sport, dit-elle en poussant une tasse devant lui.
Le ton badin ne lui échappa pas. Il lui fut reconnaissant de détendre l’atmosphère.
— Ce n’était qu’une tentative. Assez pitoyable, je dois dire.
— Persévère. Ne renonce pas.
— Labor omnia vincit improbus. « Un travail opiniâtre vient à bout de tout », traduisit-il en hochant la tête.
Elle sourit.
— Vincent m’a dit que tu faisais souvent des citations latines.
— C’est un petit truc pour obtenir l’attention dans les moments importants.
Un instant, il fut tenté de lui parler de son père. Il n’en avait jamais parlé à personne mais, s’il y avait quelqu’un à qui il aurait pu se confier, c’était elle : il l’avait senti dès le premier soir, lorsqu’elle l’avait soumis à un véritable interrogatoire — mais un interrogatoire amical et même tendre, par moments. Elle approuva d’un hochement de tête avant de déclarer :
— Vincent a beaucoup d’admiration pour toi. Je m’aperçois qu’il essaie parfois de te copier, d’agir ou de répondre comme il pense que tu agirais ou répondrais. Au début, je ne comprenais pas d’où venaient ces changements chez lui ; c’est en t’observant que j’ai compris.
— J’espère qu’il ne copiera que les bons côtés.
— Je l’espère aussi.
Il garda le silence. Espérandieu fit irruption dans la cuisine en enfilant un blouson argenté que Servaz ne fut pas loin de trouver déplacé pour la circonstance.
— Je suis prêt ! (Il posa une main sur le ventre rond de sa femme.) Prends soin de vous deux.
— Combien de mois ? demanda Servaz dans la voiture.
— Sept. Prépare-toi à être parrain. Si tu me résumais ce qui s’est passé ?
Servaz lui dit le peu qu’il savait.
Une heure trente plus tard, ils se garaient sur le parking du supermarché envahi par les véhicules de gendarmerie, les deux-roues et les badauds. D’une manière ou d’une autre, l’information avait filtré. La brume s’était un peu levée, elle ne formait plus qu’un voile diaphane — comme s’ils regardaient le décor à travers une vitre embuée. Servaz vit plusieurs véhicules de presse, dont un de la télévision régionale. Les journalistes et les curieux s’étaient massés au bas de la rampe en béton ; à mi-hauteur, le ruban jaune de la gendarmerie leur interdisait d’aller plus loin. Servaz sortit sa carte et souleva le ruban. Un des plantons leur indiqua le sentier. Ils laissèrent l’agitation derrière eux et remontèrent le sentier en silence, de plus en plus tendus. Ils ne rencontrèrent personne jusqu’aux premiers lacets — mais le brouillard s’épaissit à mesure qu’ils avançaient. Il était froid et humide comme un gant mouillé.