À mi-côte, Servaz sentit son point de côté ressurgir. Il ralentit pour reprendre son souffle avant d’attaquer le dernier virage et leva la tête. Il aperçut de nombreuses silhouettes qui allaient et venaient dans la brume au-dessus d’eux. Et un grand halo de lumière blanche — comme si un camion était garé là-haut dans le brouillard, tous ses phares allumés.
Il gravit les cent derniers mètres avec le sentiment croissant que le tueur avait choisi son décor. Comme la première fois.
Il ne laissait rien au hasard.
Il connaissait la région.
Ça ne colle pas, se dit-il. Hirtmann était-il déjà venu ici avant d’être transféré à l’Institut ? Se pouvait-il qu’il connût la région ? Autant de questions auxquelles il allait leur falloir répondre. Il se souvint de ce qu’il avait immédiatement pensé quand d’Humières lui avait téléphoné : il était impossible, cette fois, qu’Hirtmann eût quitté l’Institut. Dans ce cas, qui avait tué l’homme sous le pont ?
À travers la brume, Servaz reconnut les capitaines Ziegler et Maillard. Ziegler était en grande conversation avec un petit homme bronzé, à la crinière blanche et léonine, que Servaz se souvint d’avoir déjà vu. Puis cela lui revint : Chaperon, le maire de Saint-Martin — il était présent à la centrale. La gendarme dit deux mots au maire puis elle se dirigea vers eux. Servaz la présenta à Espérandieu. Elle leur montra le pont d’acier sous lequel on devinait une vague silhouette dans le halo de lumière blanche.
— C’est atroce ! cria-t-elle par-dessus le vacarme de l’eau qui déferlait.
— Qu’est-ce qu’on sait ? cria-t-il à son tour.
La gendarme désigna un jeune homme vêtu d’un poncho orange assis sur une pierre, puis elle lui résuma la situation : le jeune homme qui faisait son jogging, le corps sous le pont, le capitaine Maillard qui avait bouclé le périmètre et confisqué le portable du seul témoin et, malgré cela, l’information qui avait filtré jusqu’à la presse.
— Qu’est-ce que le maire fait ici ? voulut savoir Servaz.
— Nous lui avons demandé de venir pour identifier le corps, au cas où il s’agirait d’un de ses administrés. C’est peut-être lui qui a informé la presse. Les politiciens ont toujours besoin des journalistes — même les petits.
Elle fit demi-tour et prit la direction de la scène de crime.
— On a sans doute identifié la victime. D’après le maire et Maillard, il s’agirait d’un certain Grimm, pharmacien à Saint-Martin. Selon Maillard, sa femme a appelé la gendarmerie pour signaler sa disparition.
— Sa disparition ?
— D’après elle, son mari est parti hier pour sa soirée poker du samedi et il aurait dû rentrer vers minuit. Elle a appelé pour dire qu’il n’était pas rentré et qu’elle n’avait aucune nouvelle.
— À quelle heure ?
— 8 heures. Quand elle s’est réveillée, ce matin, elle s’est étonnée de ne pas le trouver dans la maison et son lit était froid.
— Son lit ?
— Ils faisaient chambre à part, confirma-t-elle.
Ils approchaient. Servaz se prépara. De puissants projecteurs étaient allumés de chaque côté du pont. La brume qui passait devant eux évoquait la fumée des canons sur un champ de bataille. Dans la lueur aveuglante des projecteurs, tout était vapeurs, brumes, écume. Le torrent lui-même fumait, tout comme les rochers — qui avaient le tranchant et le luisant d’armes blanches. Servaz s’avança. Le grondement de l’eau emplissait ses oreilles et se mêlait à celui de son sang.
Le corps était nu.
Gras.
Blanc.
À cause de l’humidité, sa peau luisait comme si elle était huilée dans le halo aveuglant des projecteurs. Sa première pensée fut que le pharmacien était gros — très gros même. Il eut d’abord l’attention attirée par le nid de poils noirs et le sexe minuscule, recroquevillé entre les cuisses massives, où l’on distinguait des plis de graisse. Puis son regard remonta le long du torse bombé, blanc, glabre, plein de plis de graisse lui aussi, comme les cuisses, jusqu’à la gorge serrée par une sangle si profondément enfoncée dans la chair qu’elle y disparaissait presque. Et, pour finir, la capuche rabattue sur le visage et la grande cape noire imperméable dans le dos.
— Pourquoi mettre un K-Way sur la tête de sa victime et la pendre ensuite à poil ? dit Espérandieu d’une voix altérée, à la fois rauque et aiguë.
— Parce que le K-Way a une signification, répondit Servaz. Tout comme la nudité.
— Putain de spectacle, ajouta son adjoint.
Servaz se tourna vers lui. Il lui montra le jeune homme au poncho orange assis un peu plus bas.
— Emprunte une voiture, ramène-le à la gendarmerie et prends sa déposition.
— D’accord, dit Espérandieu, et il s’éloigna rapidement.
Deux techniciens en combinaison blanche portant des masques chirurgicaux se penchaient par-dessus la rambarde métallique. L’un d’eux avait sorti une lampe-stylo et il en promenait le pinceau lumineux sur le corps en dessous de lui.
Ziegler le montra du doigt.
— Le légiste pense que la strangulation est la cause de la mort. Vous voyez les sangles ?
Elle désignait les deux sangles qui serraient fortement les poignets du mort et les reliaient au pont au-dessus de lui, bras levés et écartés en forme de V, en plus de celle, verticale, qui étranglait sa gorge.
— Il semble que l’assassin ait descendu progressivement le corps dans le vide en jouant sur la longueur des sangles latérales. Plus il donnait du mou, plus la sangle centrale se resserrait autour du cou de la victime et l’étranglait. Elle a dû mettre très longtemps à mourir.
— Une mort atroce, dit quelqu’un derrière eux.
Ils se retournèrent. Cathy d’Humières avait les yeux rivés sur le mort. Tout à coup, elle avait l’air vieillie et usée.
— Mon mari veut vendre ses parts dans sa boîte de com et ouvrir un club de plongée en Corse. Il aimerait que je laisse tomber la magistrature. Il y a des matins comme aujourd’hui où j’ai envie de l’écouter.
Servaz savait qu’elle n’en ferait rien. Il l’imaginait sans peine en épouse de choc, vaillant petit soldat de la vie mondaine, capable après une éreintante journée de travail d’accueillir ses amis, de rire avec eux et de supporter sans broncher les vicissitudes de l’existence comme si celles-ci n’étaient guère plus qu’un verre de vin renversé sur la table.
— On sait qui est la victime ?
Ziegler lui répéta ce qu’elle avait dit à Servaz.
— Le légiste, on sait comment il s’appelle ? demanda Servaz.
Ziegler s’approcha du procédurier, puis revint lui rapporter l’information. Il hocha la tête, satisfait. À ses débuts, il avait eu maille à partir avec un médecin légiste qui avait refusé de se déplacer sur une scène de crime dans le cadre d’une enquête dont il avait la charge. Servaz s’était rendu au CHU de Toulouse et il était entré dans une colère noire. Mais la doctoresse lui avait tenu tête avec aplomb. Plus tard, il avait appris que cette même personne avait fait la une de la presse locale dans une affaire de tueur en série célèbre — un tueur dont les meurtres perpétrés sur des jeunes femmes de la région avaient été pris pour des suicides par suite d’incroyables négligences.