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— Ils vont remonter le cadavre, annonça Ziegler.

Il faisait beaucoup plus froid et humide ici qu’en bas, et Servaz resserra son écharpe autour de son cou, puis il pensa à la sangle enfoncée dans le cou de la victime, et il s’empressa de la dénouer.

Tout à coup, il remarqua deux détails auxquels, dans l’effroi de la première vision, il n’avait pas prêté attention.

Le premier était les bottes en cuir, le seul élément vestimentaire qui subsistait sur le pharmacien en dehors de la cape : elles avaient l’air curieusement petites pour un si gros bonhomme.

Le second était la main droite de la victime.

Il manquait un doigt.

L’annulaire.

Et ce doigt avait été tranché.

— Allons-y, dit d’Humières lorsque les techniciens eurent remonté le corps et l’eurent allongé sur le tablier du pont.

Le pont métallique vibra et résonna sous leurs pas et Servaz eut un instant de pure appréhension en voyant le vide en dessous, dans lequel se ruait le torrent. Accroupis autour du corps, les techniciens relevèrent précautionneusement la capuche. Un mouvement de recul parcourut l’assistance. En dessous, le visage était bâillonné avec du ruban adhésif indéchirable de couleur argentée. Servaz n’eut aucune peine à imaginer la terreur et les hurlements de souffrance de la victime étouffés par la bande adhésive : le pharmacien avait les yeux exorbités. Un deuxième examen lui fit comprendre que les yeux de Grimm n’étaient pas écarquillés naturellement : son assassin lui avait retourné les paupières ; il avait tiré dessus, sans doute à l’aide d’une pince, et il les avait ensuite agrafées en dessous des sourcils et sur les joues. Il l’avait obligé à voir… Le meurtrier s’était en outre tellement acharné sur le visage de sa victime, probablement à l’aide d’un objet lourd tel qu’un marteau ou un maillet, qu’il avait quasiment arraché le nez — qui n’était plus retenu que par une mince bande de chair et de cartilage. Enfin, Servaz remarqua des traces de boue dans les cheveux du pharmacien.

Pendant un moment, personne ne parla. Puis Ziegler se retourna vers la rive. Elle fit signe à Maillard, qui prit le maire par le bras. Servaz les regarda approcher. Chaperon avait l’air terrorisé.

— C’est bien lui, bégaya-t-il. C’est Grimm. Ô mon Dieu ! qu’est-ce qu’on lui a fait ?

Ziegler poussa doucement le maire vers Maillard, qui l’entraîna loin du cadavre.

— Hier soir, il était en train de jouer au poker avec Grimm et un ami à eux, expliqua-t-elle. Ce sont les dernières personnes à l’avoir vu vivant.

— Je crois que, cette fois, nous avons un problème, dit d’Humières en se redressant.

Servaz et Ziegler la regardèrent.

— Nous allons avoir droit aux honneurs de la presse. En première page. Et pas seulement la presse régionale.

Servaz comprit où elle voulait en venir. Les quotidiens, les hebdos, les JT nationaux : ils allaient se retrouver dans l’œil du cyclone. Au centre d’une tempête médiatique. Ce n’était pas la meilleure façon de faire progresser une enquête, mais ils n’auraient pas le choix. C’est alors qu’il remarqua un détail qui, sur le coup, lui avait totalement échappé : ce matin-là, Cathy d’Humières était très élégamment vêtue. Cela ne sautait pas aux yeux, c’était presque imperceptible, car la proc était toujours tirée à quatre épingles — mais elle avait fait un effort supplémentaire. Le chemisier, le tailleur, le manteau, le collier et les boucles d’oreilles : tout était impeccablement assorti. Jusqu’au maquillage qui mettait en valeur son visage à la fois austère et agréable. Sobre, mais elle avait dû passer beaucoup de temps devant sa glace pour arriver à cette sobriété-là.

Elle a prévu la presse et elle s’est préparée en conséquence.

Contrairement à Servaz qui ne s’était même pas donné un coup de peigne. Encore heureux qu’il se soit rasé !

Néanmoins, il y avait une chose qu’elle n’avait pas prévue : les dégâts qu’allait faire sur elle la vision du mort. Ils avaient ruiné une partie de ses efforts et elle avait l’air vieille, aux abois et lasse, malgré sa tentative pour garder le contrôle. Servaz s’approcha du technicien qui mitraillait le cadavre à coups de flashes.

— Je compte sur vous pour qu’aucune de ces photos ne s’égare, dit-il. Ne laissez rien traîner.

Le TIC hocha la tête. Avait-il saisi le message ? Si un de ces clichés atterrissait dans la presse, Servaz l’en tiendrait pour personnellement responsable.

— Le légiste a-t-il examiné la main droite ? demanda-t-il à Ziegler.

— Oui. Il pense que le doigt a été coupé avec un outil tranchant du genre pince ou sécateur. Un examen plus approfondi le confirmera.

— L’annulaire de la main droite, commenta Servaz.

— Et personne n’a touché à son alliance ni aux autres doigts, fit observer Ziegler.

— On pense à la même chose ?

— Une chevalière ou une bague.

— L’assassin voulait-il la voler, l’emporter comme un trophée, ou faire en sorte qu’on ne la voie pas ?

Ziegler le regarda avec étonnement.

— Pour quelle raison aurait-il voulu la dissimuler ? Et puis, il lui suffisait de l’enlever.

— Peut-être qu’il n’y est pas arrivé. Grimm a de gros doigts.

En redescendant, Servaz aperçut la meute des journalistes et des badauds et il eut aussitôt envie de faire demi-tour. Mais il n’y avait pas d’autre issue que la rampe en béton derrière le supermarché. Sauf à crapahuter à travers la montagne. Il se composa un visage de circonstance et se préparait à plonger dans la mêlée quand une main le stoppa.

— Laissez-moi faire.

Catherine d’Humières avait retrouvé son aplomb. Servaz resta en retrait et il admira la prestation, sa façon de noyer le poisson en donnant l’impression de faire des révélations. Elle répondait à chaque journaliste en le regardant dans les yeux, avec gravité, ponctuant sa réponse d’un petit sourire complice mais retenu qui ne perdait pas de vue l’horreur de la situation.

Du grand art.

Il se faufila parmi les journalistes pour rejoindre sa voiture sans attendre la fin du speech. La Cherokee était garée de l’autre côté du parking, au-delà des files de Caddie. Elle était à peine visible à travers la brume. Cinglé par les rafales, il releva le col de sa veste en pensant à l’artiste qui avait composé ce tableau effroyable, là-haut. S’il s’agit du même que pour le cheval, il aime les hauteurs, les endroits surélevés.

En s’approchant de la Jeep, il fut soudain conscient qu’il y avait quelque chose en elle d’inhabituel. Il la fixa avant de comprendre. Ses pneus étaient affaissés sur l’asphalte comme des ballons dégonflés. On les avait crevés. Les quatre… Et on avait rayé sa carrosserie avec une clef ou un objet pointu.

Bienvenue à Saint-Martin, se dit-il.