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Dimanche matin à l’Institut. Un calme étrange régnait. Diane eut l’impression que l’endroit avait été déserté par ses habitants. Aucun bruit. Elle sortit de sous sa couette et se dirigea vers la minuscule — et glaciale — salle d’eau. Une douche en vitesse ; elle se lava les cheveux, les sécha, se brossa les dents aussi vite que possible à cause du froid.
En ressortant, elle jeta un coup d’œil par la fenêtre. Le brouillard. Comme une présence fantomatique qui aurait profité de la nuit pour s’installer. Il flottait au-dessus de l’épaisse couche de neige, noyait les sapins blancs. L’Institut était cerné par la brume ; à dix mètres de là, la vue butait sur un mur de blancheur vaporeuse. Elle serra sur elle les pans de son peignoir.
Elle avait prévu de descendre faire un tour à Saint-Martin. Elle s’habilla rapidement et sortit de sa chambre. La cafétéria du rez-de-chaussée était vide à part l’employée de service, elle demanda un cappuccino et un croissant et alla s’asseoir près de la baie vitrée. Elle n’était pas assise depuis deux minutes qu’un homme d’une trentaine d’années en blouse blanche entrait dans la salle et prenait un plateau. Elle l’observa discrètement en train de commander un grand café au lait, un jus d’orange et deux croissants puis elle le vit se diriger vers elle avec son plateau.
— Bonjour, je peux m’asseoir ?
Elle hocha la tête en souriant.
— Diane Berg, dit-elle en tendant la main, je suis…
— Je sais. Alex. Je suis un des infirmiers psys. Alors, vous vous y faites ?
— Je viens juste d’arriver…
— Pas facile, hein ? La première fois que je suis arrivé ici, quand j’ai vu l’endroit, j’ai failli remonter dans ma voiture et m’enfuir, dit-il en riant. Et encore, moi je ne dors pas ici.
— Vous habitez à Saint-Martin ?
— Non, je n’habite pas dans la vallée.
Il avait dit ça comme si c’était la dernière chose qu’il aurait eu envie de faire.
— Vous savez s’il fait toujours aussi froid dans les chambres l’hiver ? demanda-t-elle.
Il la regarda en souriant. Il avait un visage plutôt agréable et ouvert, des yeux marron chaleureux et des cheveux bouclés. Il avait aussi un gros naevus au milieu du front qui lui faisait comme un troisième œil. Pendant un instant, elle eut le regard désagréablement attiré par cette marque et elle rougit quand elle vit qu’il s’en était aperçu.
— Oui, j’en ai bien peur, dit-il. Le dernier étage est plein de courants d’air et le système de chauffage est assez ancien.
Derrière la grande vitre, le paysage de neige et de sapins noyé de brume était magnifique et tout proche. C’était si étrange d’être là à boire un café au chaud séparée de toute cette blancheur par une simple vitre que Diane eut l’impression de contempler un décor de cinéma.
— Quel est votre rôle exactement ? demanda-t-elle, bien décidée à saisir l’occasion qui se présentait d’en savoir plus.
— Vous voulez dire : quel est le rôle d’un infirmier ici ?
— Oui.
— Eh bien… en tant qu’infirmiers psys, on prépare et on distribue les traitements, on s’assure que les patients les prennent bien, qu’il n’y a pas d’effets iatrogènes après les prises… On surveille les pensionnaires aussi, bien sûr… Mais on ne se contente pas de les surveiller : on organise des activités, on parle avec eux, on observe, on se rend disponibles, on est à l’écoute… Pas trop quand même. Le boulot d’infirmier, c’est de n’être ni trop présent ni trop absent. Ni indifférence ni aide systématique. On doit rester à notre place. Surtout ici. Avec ces…
— Les traitements, demanda-t-elle en essayant de ne plus se focaliser sur la marque à son front. Ils sont lourds ?
Il lui lança un regard circonspect.
— Oui… Ici, les doses dépassent largement les normes recommandées. C’est un peu Hiroshima version médocs. On ne fait pas dans la dentelle. Attention, on ne les shoote pas pour autant. Regardez-les ce ne sont pas des zombies. Simplement, la plupart de ces… individus… sont chimio-résistants. Alors, on jongle avec des cocktails de tranquillisants et de neuroleptiques à assommer un bœuf, quatre prises par jour au lieu de trois, et puis il y a les électrochocs, la camisole et, quand rien d’autre ne fonctionne, on a recours à la molécule miracle : la clozapine…
Diane en avait entendu parler : la clozapine était un antipsychotique atypique utilisé pour traiter des cas de schizophrénie réfractaires aux autres médicaments. Comme pour la plupart des molécules utilisées en psychiatrie, les effets secondaires pouvaient être redoutables : incontinence, hypersalivation, vision brouillée, prise de poids, convulsions, thrombose…
— Ce qu’il faut bien comprendre, ajouta-t-il avec un demi-sourire qui se figea en rictus, c’est qu’ici la violence n’est jamais loin — ni le danger…
Elle eut l’impression d’entendre Xavier : « L’intelligence ne se développe que là où il y a changement — et là où il y a danger. »
— En même temps, rectifia-t-il avec un petit rire, c’est un endroit plus sûr que certains quartiers de grandes villes.
Il secoua la tête.
— Entre nous, il n’y a pas si longtemps la psychiatrie en était encore à l’âge de pierre, on se livrait sur les patients à des expériences d’une barbarie incroyable. Rien à envier à l’Inquisition ou aux toubibs nazis… Les choses ont évolué, mais il reste beaucoup à faire… On ne parle jamais de guérison ici. On parle de stabilisation, de décompression…
— Vous avez d’autres tâches à remplir ? demanda-t-elle.
— Oui. Il y a tout le truc administratif : on s’occupe de la paperasse, des formalités…
Il regarda brièvement dehors.
— Et puis, il y a les entretiens infirmiers prescrits par le Dr Xavier et l’infirmière chef.
— Ça consiste en quoi ?
— C’est très balisé. On utilise des techniques bien rodées, ce sont des entretiens structurés, des questionnaires plus ou moins standard, mais on improvise aussi… Il faut adopter une attitude aussi neutre que possible, ne pas se montrer trop invasif pour faire baisser l’anxiété… respecter les temps de silence… faire des pauses… Sinon, on risque de se retrouver très vite face à un problème…
— Xavier et Ferney aussi font des entretiens ?
— Oui, bien sûr.
— Quelle différence entre les vôtres et les leurs ?
— Il n’y en a pas vraiment. Sauf que certains patients nous confieront des choses qu’ils ne leur confieraient pas. Parce que nous sommes plus proches d’eux au quotidien, que nous essayons de créer une relation de confiance entre soignants et patients, tout en respectant la distance thérapeutique… Sinon, ce sont Xavier et Élisabeth qui décident des traitements et des protocoles de soins…
Il avait prononcé cette dernière phrase avec une drôle de voix. Diane fronça imperceptiblement les sourcils.
— On dirait que vous n’approuvez pas toujours leurs choix.
Elle fut surprise par son mutisme. Il mit si longtemps à répondre qu’elle haussa un sourcil.
— Vous êtes nouvelle ici, Diane… Vous verrez…
— Je verrai quoi ?
— …
Il lui jeta un coup d’œil par en dessous. À l’évidence, il n’avait pas envie de s’aventurer sur ce terrain-là. Mais elle attendit, son regard en forme de question.
— Comment dire ?… Vous avez bien conscience que vous êtes dans un endroit qui ne ressemble à aucun autre… Nous gérons des patients que tous les autres établissements ont été incapables de soigner… Ce qui se passe ici n’a rien à voir avec ce qui se passe ailleurs.