— Comme les électrochocs sans anesthésie pour les patients de l’unité A, par exemple ?
Elle regretta aussitôt d’avoir dit ça. Elle vit son regard se refroidir de plusieurs degrés.
— Qui vous a parlé de ça ?
— Xavier.
— Laissez tomber.
Il baissa les yeux sur son café au lait en fronçant les sourcils. Il avait l’air mécontent de s’être laissé entraîner dans cette discussion.
— Je ne suis même pas sûre que ce soit légal, insista-t-elle. La loi française autorise ce genre de choses ?
Il releva la tête.
— La loi française ? Vous savez combien il y a d’hospitalisations psychiatriques forcées chaque année dans ce pays ? Cinquante mille… Dans les démocraties modernes, les hospitalisations d’office sans consentement du patient sont exceptionnelles. Pas chez nous… Les malades mentaux — et même ceux qui sont simplement supposés l’être — ont moins de droits que les citoyens normaux. Vous voulez arrêter un criminel ? Il vous faut attendre 6 heures du matin. En revanche, s’il s’agit d’un type accusé d’être cinglé par son voisin qui a signé une HDT, une hospitalisation à la demande d’un tiers, la police peut débarquer jour et nuit. La justice n’interviendra qu’une fois que la personne aura déjà été privée de sa liberté. Et encore… seulement si cette personne a connaissance de ses droits et sait comment les faire respecter… C’est ça, la psychiatrie, dans ce pays. Ça et l’absence de moyens, l’abus de neuroleptiques, les mauvais traitements… Nos hôpitaux psychiatriques sont des zones de non-droit. Et celui-ci encore plus que les autres…
Il avait prononcé cette longue tirade d’un ton amer et tout sourire avait déserté son visage. Il se leva en repoussant sa chaise.
— Jetez un coup d’œil partout et faites-vous votre propre idée, conseilla-t-il.
— Ma propre idée sur quoi ?
— Sur ce qui se passe ici.
— Parce qu’il se passe quelque chose ?
— Quelle importance ? C’est bien vous qui vouliez en savoir plus, non ?
Elle le regarda rapporter son plateau et sortir de la salle.
La première chose que Servaz fit fut de baisser les stores et d’allumer les néons. Il voulait éviter qu’un journaliste ne les mitraille au téléobjectif. Le jeune auteur de BD était rentré chez lui. Dans la salle de réunion, Espérandieu et Ziegler avaient sorti leurs ordinateurs portables et pianotaient dessus. Cathy d’Humières parlait au téléphone, debout dans un coin de la pièce. Elle referma l’appareil et vint s’asseoir à la table. Servaz les observa un instant puis il tourna sur lui-même.
Il y avait un tableau blanc dans un angle près de la fenêtre. Il le ramena en pleine lumière, attrapa un marqueur et traça deux colonnes :
— Est-ce que ça suffit pour considérer que les deux actes ont été commis par les mêmes personnes ? demanda-t-il.
— Il y a des similitudes et il y a des différences, répondit Ziegler.
— Tout de même, deux crimes commis à quatre jours d’intervalle dans la même ville, fit Espérandieu.
— D’accord. L’hypothèse d’un deuxième criminel est hautement improbable. C’est sans doute la même personne.
— Ou les mêmes personnes, précisa Servaz. N’oubliez pas notre discussion dans l’hélico.
— Je ne l’oublie pas. De toute façon, il y a une chose qui nous permettrait de relier définitivement les deux crimes…
— L’ADN d’Hirtmann.
— L’ADN d’Hirtmann, confirma-t-elle.
Servaz écarta les lames des stores. Il jeta un coup d’œil dehors puis les laissa retomber avec un claquement sec.
— Vous croyez vraiment qu’il a pu sortir de l’Institut et échapper à la vigilance de vos hommes ? demanda-t-il en se retournant.
— Non, c’est impossible. J’ai vérifié moi-même le dispositif. Il n’a pas pu passer entre les mailles du filet.
— Dans ce cas, ce n’est pas Hirtmann.
— En tout cas, pas cette fois.
— Si ce n’est pas Hirtmann cette fois, on peut peut-être envisager que ce n’était pas lui non plus la fois d’avant, suggéra Espérandieu.
Toutes les têtes se tournèrent vers lui.
— Hirtmann n’est jamais monté en haut du téléphérique. Quelqu’un d’autre l’a fait. Quelqu’un qui est en contact avec lui à l’Institut et qui, volontairement ou non, a transporté avec lui un de ses cheveux ou un de ses poils.
Ziegler tourna vers Servaz un regard interrogatif. Elle comprit qu’il n’avait pas tout dit à son adjoint.
— Sauf que ce n’est ni un poil ni un cheveu qu’on a trouvé dans la cabine du téléphérique, précisa-t-elle, mais de la salive.
Espérandieu la regarda. Puis il déplaça à son tour son regard vers Servaz, qui inclina la tête en signe d’excuses.
— Je ne vois pas de logique dans tout ça, dit celui-ci. Pourquoi tuer d’abord un cheval et ensuite un homme ? Pourquoi accrocher cet animal en haut d’un téléphérique ? Et l’homme en dessous d’un pont ? À quoi ça rime ?
— D’une certaine manière, les deux ont été pendus, dit Ziegler.
Servaz l’observa.
— Très juste.
Il s’approcha du tableau, effaça certaines mentions et inscrivit :
— D’accord. Pourquoi s’en prendre à un animal ?
— Pour atteindre Éric Lombard, répéta Ziegler encore une fois. L’usine électrique et le cheval mènent à lui. C’est lui qui est visé.
— Soit. Admettons que Lombard soit la cible. Que vient faire le pharmacien là-dedans ? D’autre part, le cheval a été décapité et à moitié dépecé, le pharmacien était nu avec une cape. Quel rapport entre les deux ?
— Dépecer un animal, c’est un peu le mettre à nu, hasarda Espérandieu.
— Et le cheval avait deux grands morceaux de peau déployés autour de lui, dit Ziegler. On a d’abord cru qu’ils imitaient des ailes — mais peut-être bien qu’ils imitaient une cape…
— Possible, dit Servaz sans conviction. Mais pourquoi l’avoir décapité ? Et cette cape, ces bottes : que représentent-elles ?
Personne n’avait de réponse à ces questions. Il poursuivit :
— Et on bute toujours sur la même interrogation : que vient faire Hirtmann dans ce tableau ?
— Il vous lance un défi ! s’écria une voix depuis la porte.
Ils se retournèrent. Un homme se tenait à l’entrée de la salle.
Servaz crut d’abord qu’il s’agissait d’un journaliste et il s’apprêta à le flanquer dehors. L’homme avait dans la quarantaine, de longs cheveux châtain clair, une barbe bouclée et de petites lunettes rondes ; il les ôta pour essuyer la buée que le passage du froid au chaud avait déposée sur les verres avant de les remettre et de les considérer de ses yeux clairs. Il portait un gros pull et un pantalon de velours épais. Il avait l’air d’un enseignant en sciences humaines, d’un syndicaliste ou d’un nostalgique des sixties.
— Vous êtes qui ? demanda sèchement Servaz.
— C’est vous le directeur d’enquête ?
Le visiteur s’avança, la main tendue.
— Simon Propp, je suis le psychocriminologue. J’aurais dû arriver demain, mais la gendarmerie m’a appelé pour me dire ce qui s’était passé. Alors, me voilà.
Il fit le tour de la table et serra la main de chacun. Puis il s’arrêta pour examiner les chaises libres. Il en choisit une à la gauche de Servaz. Celui-ci était sûr qu’il l’avait choisie dans un but précis et il se sentit vaguement irrité — comme si on essayait de le manipuler.