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Simon Propp regarda le tableau.

— Intéressant, dit-il.

— Vraiment ? (Le ton de Servaz était involontairement sarcastique.) Qu’est-ce que ça vous inspire ?

— Je préférerais que vous continuiez comme si je n’étais pas là, si ça ne vous ennuie pas, répondit le psy. Désolé de vous avoir interrompus. Bien entendu, je ne suis pas là pour juger vos méthodes de travail. (Servaz le vit agiter une main.) J’en serais d’ailleurs incapable. Ce n’est pas la raison de ma présence ici. Je suis là pour vous apporter mon aide quand on abordera la personnalité de Julian Hirtmann ou quand il s’agira de dresser un tableau clinique à partir des indices laissés sur la scène de crime.

— Vous avez dit en entrant qu’il nous lance un défi ? insista Servaz.

Il vit le psy plisser ses petits yeux jaunes derrière ses lunettes. Il avait des joues rondes rougies par le froid sous sa barbe lustrée qui lui donnaient l’air d’un lutin rusé. Servaz eut la désagréable sensation d’être disséqué mentalement. Il n’en soutint pas moins le regard du nouveau venu.

— D’accord, dit celui-ci. J’ai fait mes devoirs hier dans ma maison de vacances. Je me suis penché sur le dossier d’Hirtmann quand j’ai appris qu’on avait trouvé son ADN dans la cabine du téléphérique. Il est évident que c’est un manipulateur, un sociopathe et un type intelligent. Mais ça va plus loin que ça : Hirtmann est un cas à part même chez les tueurs organisés. Il est rare en effet que les troubles de la personnalité dont ils souffrent ne finissent pas par affecter leurs facultés intellectuelles et leur vie sociale d’une manière ou d’une autre. Et que leur monstruosité puisse passer complètement inaperçue de leur entourage. C’est pour ça qu’il leur faut souvent un complice, en général une épouse aussi monstrueuse qu’eux, pour les aider à maintenir un minimum de façade. Hirtmann, lui, du temps où il était libre, arrivait parfaitement à cliver sa vie sociale et la partie de lui-même en proie à la rage et à la démence. Il donnait le change à la perfection. Il y a d’autres sociopathes qui y sont parvenus avant lui, mais aucun n’exerçait un métier aussi en vue que le sien.

Propp se leva et fit lentement le tour de la table, passant derrière chacun. Avec une irritation croissante, Servaz devina que c’était encore un de ses tours de passe-passe façon psy.

— On le soupçonne d’avoir commis plus de quarante meurtres de jeunes femmes en vingt-cinq ans. Quarante meurtres et pas le moindre indice, pas la moindre piste les reliant à leur auteur ! Sans les articles de presse et les dossiers qu’il avait conservés chez lui ou dans son coffre à la banque, jamais on ne serait remonté jusqu’à lui.

Il s’arrêta derrière Servaz, qui se refusa à tourner la tête et se contenta de regarder Irène Ziegler de l’autre côté de la table.

— Et, tout à coup, il laisse une trace, évidente, grossière, banale.

— Vous oubliez un détail, dit Ziegler.

Propp se rassit.

— À l’époque où il a commis la plupart de ses meurtres, les analyses ADN soit n’existaient pas, soit étaient bien moins performantes qu’aujourd’hui.

— C’est vrai mais…

— Vous estimez donc que ce qui se passe aujourd’hui ne ressemble pas du tout au Hirtmann qu’on connaît, c’est bien ça ? dit Ziegler en plongeant son regard dans celui du psy.

Propp cligna des yeux et hocha la tête affirmativement.

— Donc, pour vous, malgré la présence de son ADN, ce ne serait pas lui qui aurait tué le cheval ?

— Je n’ai pas dit ça.

— Je ne comprends pas.

— N’oubliez pas qu’il est enfermé depuis sept ans. Pour lui, les circonstances ont changé. Hirtmann est sous les verrous depuis plusieurs années et il meurt d’ennui. Il se consume à petit feu, lui un homme auparavant si actif. Il a envie de jouer. Réfléchissez à ceci : avant d’être pris pour ce stupide meurtre passionnel, il avait une vie sociale intense, stimulante, exigeante. Il était professionnellement considéré. Il avait une très belle femme et il organisait des partouzes fréquentées par le fleuron de la bonne société genevoise. Parallèlement, il enlevait, torturait, violait et tuait des jeunes femmes dans le plus grand secret. Autrement dit, pour un monstre comme lui, la vie rêvée. Il n’avait certainement pas envie que ça s’arrête. Raison pour laquelle il mettait tant de soin à faire disparaître les cadavres.

Propp joignit le bout de ses doigts sous sa barbe.

— Aujourd’hui, il n’a plus aucune raison de se cacher. Au contraire : il veut qu’on sache que c’est lui ; il veut faire parler de lui, attirer l’attention.

— Il aurait pu s’évader définitivement et reprendre ses agissements tout en étant libre, objecta Servaz. Pourquoi serait-il retourné dans sa cellule ? Ça n’a pas de sens.

Propp se gratta la barbe.

— J’avoue que c’est aussi la question qui me taraude depuis hier. Pourquoi être retourné à l’Institut ? Au risque évident de ne plus pouvoir en sortir si les mesures de sécurité sont renforcées. Pourquoi courir un tel risque ? Dans quel but ? Vous avez raison : ça n’a pas de sens.

— Sauf si nous supposons que le jeu l’excite plus que la liberté, dit Ziegler. Ou s’il est sûr de pouvoir s’évader à nouveau…

— Comment pourrait-il l’être ? s’étonna Espérandieu.

— Je croyais qu’il était impossible qu’Hirtmann ait commis le deuxième meurtre, insista Servaz. Compte tenu du dispositif policier. C’est bien ce que nous venons de dire, non ?

Le psy les regarda un par un tout en continuant à caresser sa barbe d’un air songeur. Derrière ses lunettes, ses petits yeux jaunes avaient l’air de deux grains de raisin trop mûrs.

— Je crois que vous sous-estimez grandement cet homme, dit-il. Je crois que vous ne vous rendez absolument pas compte à qui vous avez affaire.

— Les vigiles, lança Cathy d’Humières. On en est où avec eux ?

— Nulle part, répondit Servaz. Je ne les crois pas coupables. Malgré leur fuite. Trop subtil pour eux. Jusqu’à présent, ils ne se sont distingués que par des violences et des trafics d’une banalité à pleurer. Un peintre en bâtiment ne devient pas Michel-Ange du jour au lendemain. Les prélèvements effectués dans la cabine et en haut du téléphérique nous diront s’ils ont été présents sur la scène de crime, mais je ne crois pas. Et pourtant, ils cachent quelque chose, c’est évident.

— Je suis d’accord, dit Propp. J’ai étudié les procès-verbaux d’interrogatoire. Ils n’ont pas du tout le profil. Mais je vais quand même vérifier qu’ils n’aient pas d’antécédents psychiatriques. On a déjà vu des petits délinquants sans envergure se transformer du jour au lendemain en monstres d’une cruauté inouïe. L’esprit humain recèle bien des mystères. N’excluons rien a priori.

Servaz secoua la tête en fronçant les sourcils.

— Il y a aussi cette partie de poker la veille. Voyons s’il n’y a pas eu de dispute. Peut-être que Grimm avait des dettes…

— Il y a une autre question qu’il faut régler rapidement, dit la procureur. Jusqu’à présent, nous n’avions qu’un cheval mort, nous pouvions nous permettre de prendre notre temps. Cette fois, il y a mort d’homme. Et la presse ne va pas tarder à faire le rapprochement avec l’Institut. Si par malheur l’information vient à filtrer que nous avons trouvé l’ADN d’Hirtmann sur le lieu du premier crime, ils vont nous tomber dessus. Vous avez vu le nombre de journalistes dehors ? Les deux questions auxquelles nous devons répondre prioritairement sont donc celles-ci : les mesures de sécurité de l’Institut Wargnier ont-elles été prises en défaut ? Les barrages que nous avons mis en place sont-ils suffisants ? Plus vite nous répondrons à ces questions, mieux ce sera. Je suggère que nous rendions visite à l’Institut dès aujourd’hui.