— Si nous faisons ça, objecta Ziegler, les journalistes qui campent dehors risquent de nous coller au train. Ce n’est peut-être pas la peine de les attirer là-bas.
La proc réfléchit pendant un instant.
— Soit, mais nous devons répondre à ces questions le plus vite possible. Je suis d’accord pour remettre la visite à demain. Pendant ce temps, j’organiserai une conférence de presse pour détourner l’attention des journalistes. Martin, comment vous envisagez la suite ?
— Le capitaine Ziegler, le Dr Propp et moi, nous nous rendrons à l’Institut dès demain pendant que vous donnerez votre conférence de presse, le lieutenant Espérandieu assistera à l’autopsie. En attendant, nous allons interroger la veuve du pharmacien.
— Très bien, faisons ça. Mais ne perdons pas de vue qu’il y a deux priorités : a) déterminer si oui ou non Hirtmann a pu quitter l’Institut, b) trouver un lien entre les deux crimes.
— Il y a un angle d’attaque que nous n’avons pas envisagé, déclara Simon Propp au sortir de la réunion.
— Lequel ? demanda Servaz.
Ils se trouvaient sur le petit parking à l’arrière du bâtiment, loin des regards de la presse. Servaz pointa sa clef télécommandée vers la Cherokee qu’une société de dépannage avait déposée après avoir mis quatre pneus neufs. Quelques flocons voletaient dans l’air froid. Au fond de la plaine, les sommets étaient blancs, mais le ciel était d’un gris soutenu juste au-dessus : il n’allait pas tarder à reneiger.
— L’orgueil, répondit le psy. Quelqu’un dans cette vallée joue à être Dieu. Il se croit au-dessus des hommes et des lois, et il joue à manipuler les misérables mortels que nous sommes. Il faut pour cela un orgueil incommensurable. Un tel orgueil doit se manifester d’une manière ou d’une autre chez celui qui le possède — à moins qu’il ne le dissimule sous les apparences d’une extrême fausse modestie.
Servaz s’immobilisa et regarda le psy.
— Voilà un portrait qui correspondrait assez bien à Hirtmann, dit-il. Fausse modestie mise à part.
— Et à un tas d’autres gens, rectifia Propp. L’orgueil n’est pas une denrée rare, croyez-moi, commandant.
La maison du pharmacien était la dernière de la rue. Une rue qui n’était, en réalité, guère plus qu’un chemin carrossable. En la voyant, Servaz pensa à un coin de Suède ou de Finlande, à une maison scandinave : elle était recouverte de bardeaux peints en bleu délavé et pourvue d’une grande terrasse en bois qui occupait une partie du premier étage, sous le toit. Des bouleaux et des hêtres poussaient tout autour.
Servaz et Ziegler descendirent de voiture. De l’autre côté du chemin, des enfants emmitouflés fabriquaient un bonhomme de neige. Servaz releva son col et les regarda racler la couche qui subsistait sur les pelouses avec leurs gants. Signe des temps, ils avaient armé leur création d’un calibre en plastique. L’espace d’un instant, malgré le simulacre guerrier, il se réjouit que des enfants pussent encore se livrer à des joies aussi simples au lieu d’être cloîtrés dans leurs chambres, rivés à leurs ordinateurs et à leurs consoles de jeu.
Puis son sang se figea. Un des jeunes garçons venait de s’approcher d’une des grandes poubelles rangées le long de la rue. Servaz le vit se mettre sur la pointe des pieds pour l’ouvrir. Sous les yeux du flic stupéfait, il plongea un bras à l’intérieur et en sortit un chat crevé. L’enfant attrapa le petit cadavre par la peau du cou, traversa la pelouse enneigée et déposa le trophée à deux mètres du bonhomme de neige.
La scène était saisissante de vérité : on avait vraiment l’impression que le bonhomme de neige avait abattu le chat d’un coup de pistolet !
— Seigneur, dit Servaz, pétrifié.
— D’après les pédopsychiatres, dit Irène Ziegler à côté de lui, ce n’est pas dû à l’influence de la télé et des médias. Ils savent faire la part des choses.
— Bien sûr, dit Servaz, je jouais à être Tarzan quand j’étais gosse, mais je n’ai jamais cru un seul instant que je pourrais réellement me déplacer de liane en liane ou affronter des gorilles.
— Et pourtant ils sont bombardés de jeux violents, d’images violentes et d’idées violentes dès leur plus jeune âge.
— Il ne reste plus qu’à prier pour que les pédopsychiatres aient raison, ironisa-t-il tristement.
— Pourquoi ai-je l’impression qu’ils se trompent ?
— Parce que vous êtes flic.
Une femme les attendait sur le seuil, fumant une cigarette qu’elle tenait le reste du temps entre l’index et le majeur. Elle les regarda approcher en plissant les yeux derrière le ruban de fumée. Bien que prévenue du meurtre de son mari par la gendarmerie trois heures plus tôt, elle ne semblait pas très affectée.
— Bonjour Nadine, dit Chaperon à qui le capitaine Ziegler avait demandé de les accompagner, je te présente mes très sincères condoléances. Tu sais combien j’aimais Gilles… C’est terrible… ce qui s’est passé…
Les mots sortaient avec difficulté, le maire avait encore du mal à en parler. La femme l’embrassa du bout des lèvres mais, quand il voulut la prendre dans ses bras, elle le tint fermement à distance avant de reporter son attention sur les nouveaux venus. Elle était grande et sèche, la cinquantaine, un visage long et chevalin, des cheveux gris. À son tour, Servaz lui présenta ses condoléances. Il eut droit en retour à une poignée de main qui le surprit par sa force. Il sentit tout de suite l’hostilité qui était dans l’air. Qu’avait dit Chaperon ? Qu’elle travaillait dans l’humanitaire.
— La police voudrait te poser quelques questions, poursuivit le maire. Ils m’ont promis de ne poser pour l’instant que les questions les plus urgentes et de garder les autres pour plus tard. On peut entrer ?
Sans un mot, la femme fit demi-tour et les précéda à l’intérieur. Servaz constata que la maison était bel et bien bâtie tout en bois. Un vestibule minuscule, avec à droite un comptoir supportant une lampe à abat-jour et un renard empaillé qui tenait dans sa gueule un corbeau. Servaz pensa à une auberge pour chasseurs. Il y avait aussi un portemanteau, mais Nadine Grimm ne leur proposa pas de les débarrasser. Elle disparut dans l’escalier raide qui grimpait immédiatement après le petit comptoir et qui débouchait sur la terrasse du premier. Sans émettre le moindre son, elle leur montra un canapé en rotin plein de coussins usagés qui faisait face aux champs et aux bois. Elle-même se laissa tomber dans un rocking-chair près de la rambarde et tira une couverture sur ses genoux.
— Merci, dit Servaz. Ma première question, ajouta-t-il après un instant d’hésitation, est-ce que vous avez une idée de celui ou celle qui a pu faire ça ?
Nadine Grimm exhala la fumée de sa cigarette en plongeant son regard dans celui de Servaz. Les ailes de son nez frémirent comme si elle venait de sentir une odeur désagréable.
— Non. Mon mari était pharmacien, pas gangster.
— Avait-il déjà reçu des menaces, des appels bizarres ?
— Non.
— Des visites de drogués à la pharmacie ? Des cambriolages ?
— Non.
— Il distribuait de la méthadone ?
Elle les considéra avec une impatience mêlée d’exaspération.