Выбрать главу

Soudain, devant lui, le clignotement de gyrophares et des silhouettes au milieu de la route, agitant leurs bâtons lumineux.

Des pandores

Lorsque la gendarmerie ne savait pas par où commencer une enquête, elle dressait des barrages. Il se souvint des paroles d’Antoine Canter, le matin même, au SRPJ de Toulouse :

— Ça s’est passé cette nuit, dans les Pyrénées. À quelques kilomètres de Saint-Martin-de-Comminges. C’est Cathy d’Humières qui a appelé. Tu as déjà travaillé avec elle, je crois.

Canter, un colosse à l’accent rocailleux du Sud-Ouest, un ancien joueur de rugby plein de vice, qui aimait châtier ses adversaires sous la mêlée, un flic parti d’en bas devenu directeur adjoint de la police judiciaire locale. La peau de ses joues était grêlée de petits cratères comme un sable criblé par la pluie, ses gros yeux d’iguane épiaient Servaz. « Ça s’est passé ? Qu’est-ce qui s’est passé ? » avait demandé celui-ci. Les lèvres de Canter, aux commissures scellées par un dépôt blanchâtre, s’étaient entrouvertes : « Aucune idée. » Servaz l’avait fixé, interloqué : « Comment ça ? — Elle n’a rien voulu me dire au téléphone, juste qu’elle t’attendait, et qu’elle voulait la plus entière discrétion. — Et c’est tout ? — Oui. » Servaz avait regardé son patron, désorienté. « Saint-Martin, ce n’est pas là où se trouve cet asile ? — L’Institut Wargnier, avait confirmé Canter, un établissement psychiatrique unique en France, et même en Europe. On y enferme des assassins reconnus comme fous par la justice. »

Une évasion et un crime commis pendant une cavale ? Cela aurait expliqué les barrages. Servaz ralentit. Il identifia des pistolets-mitrailleurs MAT 49 et des fusils à pompe Browning BPS-SP parmi les armes de la maréchaussée. Il abaissa sa vitre. Des dizaines de flocons descendaient dans l’air froid. Le flic brandit sa carte sous le nez du gendarme.

— C’est par où ?

— Vous devez vous rendre à l’usine hydroélectrique. (L’homme élevait la voix pour couvrir les messages jaillissant des radios ; son haleine se condensait en vapeur blanche.) À une dizaine de kilomètres d’ici dans la montagne. Au premier rond-point à l’entrée de Saint-Martin, à droite. Puis encore à droite au rond-point suivant. Direction « lac d’Astau ». Ensuite, vous n’avez qu’à suivre la route.

— Ces barrages, c’est une idée de qui ?

— Madame le procureur. Simple routine. On ouvre les coffres, on examine les papiers. On ne sait jamais.

— Hmm-hmm, fit Servaz, dubitatif.

Il redémarra, augmenta le volume du lecteur de CD. Les cors du scherzo envahirent l’habitacle. Quittant un court instant la route des yeux, il s’empara du café froid glissé dans le porte-gobelet. Le même rituel chaque fois : il se préparait toujours de la même façon. Il savait d’expérience que le premier jour, la première heure d’une enquête sont décisifs. Qu’il faut, dans ces instants-là, être à la fois éveillé, concentré et ouvert. Le café pour l’éveil ; la musique pour la concentration — et pour se vider l’esprit. Caféine et musique… Et aujourd’hui sapins et neige, se dit-il en regardant le bord de la route avec un début de crampe à l’estomac. Servaz était un citadin dans l’âme. La montagne lui faisait l’effet d’un territoire hostile. Il se souvint pourtant qu’il n’en avait pas toujours été ainsi — que, chaque année, son père l’emmenait en balade dans ces vallées lorsqu’il était enfant. En bon professeur, son père lui expliquait les arbres, les roches, les nuages, et le jeune Martin Servaz l’écoutait tandis que sa mère étalait la couverture sur l’herbe printanière et ouvrait le panier à pique-nique en traitant son mari de « pédant » et de « raseur ». En ces jours alcyoniens, l’innocence régnait sur le monde. Tout en fixant la route, Servaz se demanda si la véritable raison pour laquelle il n’était jamais revenu ici ne tenait pas au fait que le souvenir de ces vallées était indéfectiblement attaché à celui de ses parents.

Quand pourras-tu enfin vider le grenier, là-haut, bon Dieu ? Il fut un temps où il voyait un psy. Au bout de trois ans cependant, le psy lui-même avait baissé les bras : « Je suis désolé, je voudrais vous aider mais je ne le peux pas. Je n’ai jamais rencontré de telles résistances. » Servaz avait souri et répondu que cela n’avait pas d’importance. Sur le moment, il avait surtout songé à l’impact positif qu’aurait la fin de l’analyse sur son budget.

Il jeta un nouveau coup d’œil autour de lui. Voilà pour le cadre. Manquait le tableau. Canter avait déclaré ne rien savoir. Et Cathy d’Humières, la proc qui dirigeait le parquet de Saint-Martin, avait insisté pour qu’il vienne seul. Pour quelle raison ? Il s’était bien gardé de dire, toutefois, que cela l’arrangeait : il était à la tête d’un groupe d’enquête de sept personnes, et ses hommes (en vérité six hommes et une femme) avaient suffisamment de pain sur la planche. La veille, ils avaient bouclé une enquête sur le meurtre d’un sans domicile fixe. Son corps roué de coups avait été découvert à demi immergé dans un étang, non loin de l’autoroute qu’il venait d’emprunter, près du village de Noé. Il n’avait pas fallu plus de quarante-huit heures pour retrouver les coupables : le vagabond, âgé d’une soixantaine d’années, avait été aperçu quelques heures avant sa mort en compagnie de trois adolescents du village. Le plus âgé avait dix-sept ans, le plus jeune douze. Ils avaient d’abord nié puis — assez vite — avoué. Pas de mobile. Et pas de remords non plus. Le plus âgé avait juste dit : « C’était un rebut de la société, un bon à rien… » Aucun d’eux n’était connu des services de police ni des services sociaux. Des jeunes gens de bonne famille. Scolarités normales, pas de mauvaises fréquentations. Leur indifférence avait glacé le sang de tous ceux qui participaient à l’enquête. Servaz avait encore en mémoire leurs visages poupins, leurs grands yeux clairs et attentifs qui le fixaient sans crainte — et même avec défi. Il avait essayé de déterminer lequel avait entraîné les autres : dans ce genre d’affaire, il y avait toujours un meneur — et il croyait l’avoir trouvé. Ce n’était pas le plus âgé, mais celui d’un âge intermédiaire. Un garçon paradoxalement nommé Clément…

— Qui nous a dénoncés ? avait demandé le garçon devant son avocat consterné, car il avait refusé de s’entretenir avec lui, comme il en avait le droit, sous le prétexte que son avocat « était un naze ».

— C’est moi qui pose les questions ici, avait dit le policier.

— Je parie que c’est la mère Schmitz, cette pute.

— Du calme. Surveille ton langage, lui avait dit l’avocat engagé par son père.

— Tu n’es pas dans la cour du lycée, avait fait observer Servaz. Tu sais ce que vous risquez, toi et tes copains ?

— Ceci est prématuré, avait faiblement protesté l’avocat.

— Elle va se faire niquer la tête, cette conne. Elle va se faire tuer. J’ai la rage.

— Arrête de jurer ! avait dit l’avocat, excédé.

— Tu m’écoutes ? s’était énervé Servaz. Vous risquez vingt ans de prison. Fais le calcul : quand tu ressortiras, tu seras vieux.