— S’il vous plaît, avait dit l’avocat. Pas de…
— Vieux comme toi, c’est ça ? Quel âge t’as ? Trente ? Quarante ? Pas mal, ta veste en velours ! Elle doit valoir de la tune. Qu’est-ce que vous me saoulez, là ? C’est pas nous ! On n’a rien fait, putain ! Franchement, on n’a rien fait. Vous êtes idiots ou quoi ?
Un adolescent sans histoires, s’était souvenu Servaz pour désamorcer la colère qui montait en lui. Qui n’avait jamais eu maille à partir avec la police. Ni d’histoires au lycée. L’avocat était très pâle, il suait à grosses gouttes.
— Tu n’es pas dans une série télé, avait dit calmement Servaz. Tu ne t’en sortiras pas. Tout est déjà bouclé. L’idiot ici, c’est toi.
Tout autre que cet adolescent aurait accusé le coup. Mais pas lui. Pas ce garçon nommé Clément ; le garçon nommé Clément ne semblait nullement prendre la mesure des faits qui lui étaient reprochés. Servaz avait déjà lu des articles là-dessus, sur ces mineurs qui violaient, qui tuaient, qui torturaient — et qui semblaient parfaitement inconscients de l’horreur de leur geste. Comme s’ils avaient participé à un jeu vidéo ou à un jeu de rôle qui aurait simplement mal tourné. Il avait refusé d’y croire jusqu’à ce jour. Des exagérations journalistiques. Et voilà qu’il était lui-même confronté au phénomène. Car, plus terrifiant encore que l’apathie de ces trois jeunes assassins, était le fait que ce genre d’affaire n’avait plus rien d’exceptionnel. Le monde était devenu un immense champ d’expérimentations de plus en plus démentes que Dieu, le diable ou le hasard brassaient dans leurs éprouvettes.
En rentrant chez lui, Servaz s’était longuement lavé les mains, il avait ôté ses vêtements et il était resté vingt minutes sous la douche, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que de l’eau tiède, comme pour se décontaminer. Après quoi, il avait pris son Juvénal sur les étagères de la bibliothèque et l’avait ouvert à la Satire XIII : « Existe-t-il une fête, une seule, assez sacrée pour donner trêve aux aigrefins, aux escrocs, aux voleurs, aux crimes crapuleux, aux égorgeurs, aux empoisonneurs, aux chasseurs de fric ? Les honnêtes gens sont rares, à peine autant, en comptant bien, que les portes de Thèbes. »
Ces gosses, c’est nous qui les avons faits tels qu’ils sont, s’était-il dit en refermant le livre. Quel avenir ont-ils ? Aucun. Tout va à vau-l’eau. Des salauds s’en mettent plein les poches et paradent à la télé pendant que les parents de ces gamins se font licencier et passent pour des perdants aux yeux de leurs enfants. Pourquoi ne se révoltaient-ils pas ? Pourquoi ne mettaient-ils pas le feu aux boutiques de luxe, aux banques, aux palais du pouvoir plutôt qu’aux autobus ou aux écoles ?
Je pense comme un vieux, s’était-il dit après coup. Était-ce parce qu’il allait avoir quarante ans dans quelques semaines ? Il avait laissé son groupe d’enquête s’occuper des trois gamins. Cette diversion était la bienvenue — même s’il ignorait ce qui l’attendait.
Suivant les indications du gendarme, il contourna Saint-Martin sans y entrer. Aussitôt après le second rond-point, la route se mit à grimper et il aperçut les toits blancs de la ville en contrebas. Il stoppa sur le bas-côté et descendit. La ville était plus étendue qu’il ne l’aurait cru. À travers la grisaille, il distinguait à peine les grands champs de neige par où il était arrivé, ainsi qu’une zone industrielle et des campings à l’est, de l’autre côté de la rivière. Il y avait aussi plusieurs cités HLM constituées d’immeubles bas et longs. Le centre-ville, avec son écheveau de petites rues, s’étalait au pied de la plus haute des montagnes environnantes. Sur ses pentes couvertes de sapins, une double rangée de télécabines traçait une faille verticale.
La brume et les flocons introduisaient une distance entre la ville et lui, gommant les détails — et il se dit que Saint-Martin ne devait pas se livrer facilement, que c’était une ville à aborder obliquement, et non de manière frontale.
Il remonta dans la Jeep, la route grimpait toujours. Une végétation exubérante en été ; une surabondance de verts, d’épines, de mousse, que même la neige ne parvenait pas à masquer l’hiver. Et partout le bruit de l’eau : sources, torrents, ruisseaux… Vitre baissée, il traversa un ou deux villages dont la moitié des maisons étaient fermées. Un nouveau panneau : « CENTRALE HYDROÉLECTRIQUE, 4 KM ».
Les sapins disparurent. Le brouillard aussi. Plus aucune végétation mais des murs de glace à hauteur d’homme sur le bord de la route et une lumière violente, boréale. Il mit la Cherokee en position verglas.
Enfin, la centrale apparut, avec son architecture typique de l’âge industriel : un bâtiment cyclopéen en pierre de taille, creusé de fenêtres hautes et étroites, couronné par un grand toit d’ardoise qui retenait de gros paquets de neige. Derrière, trois tuyaux gigantesques partaient à l’assaut de la montagne. Il y avait du monde sur le parking. Des véhicules, des hommes en uniforme — et des journalistes. Une camionnette de la télévision régionale avec une grande antenne parabolique sur le toit et plusieurs voitures banalisées. Servaz aperçut des badges de presse derrière les pare-brise. Il y avait aussi une Land Rover, trois 306 breaks, deux fourgons Transit, tous aux couleurs de la gendarmerie, et un fourgon au toit surélevé, dans lequel il reconnut le laboratoire ambulant de la Section de recherche de la gendarmerie de Pau. Un hélicoptère attendait également sur l’aire d’atterrissage.
Avant de descendre, il s’examina brièvement dans le rétroviseur intérieur. Il avait les yeux cernés et les joues un peu creuses, comme toujours — il ressemblait à un type qui a fait la bringue toute la nuit, ce qui n’était pourtant pas le cas —, mais il se dit aussi que personne ne lui aurait donné quarante ans. Il coiffa tant bien que mal ses épais cheveux bruns avec ses doigts, frotta sa barbe de deux jours pour se réveiller et remonta son pantalon. Bon Dieu ! il avait encore minci !
Quelques flocons caressèrent ses joues mais rien à voir avec ce qui tombait dans la vallée. Il faisait très froid. Il réalisa tout de suite qu’il aurait dû s’habiller plus chaudement. Les journalistes, les caméras et les micros se tournèrent vers lui — mais personne ne le reconnut et leur curiosité disparut aussitôt. Il se dirigea vers le bâtiment, gravit trois marches et exhiba sa carte.
— Servaz !
Dans le hall, la voix roula comme un canon à neige. Il se tourna vers la silhouette qui avançait dans sa direction. Une femme grande et mince, vêtue avec élégance, la cinquantaine. Des cheveux teints en blond, une écharpe jetée sur un manteau d’alpaga. Catherine d’Humières s’était déplacée en personne au lieu d’envoyer un de ses substituts : une décharge d’adrénaline parcourut Servaz.
Son profil et ses yeux étincelants étaient ceux d’un rapace. Les gens qui ne la connaissaient pas la trouvaient intimidante. Ceux qui la connaissaient aussi. Quelqu’un avait dit un jour à Servaz qu’elle préparait d’extraordinaires spaghetti alla puttanesca. Servaz se demanda ce qu’elle mettait dedans. Du sang humain ? Elle lui serra brièvement la main — une poignée de main sèche et puissante comme celle d’un homme.
— De quel signe vous êtes, déjà, Martin ?
Servaz sourit. Dès leur première rencontre, alors qu’il venait d’arriver à la crim de Toulouse et qu’elle n’était encore qu’une substitut parmi d’autres, elle lui avait posé la question.
— Capricorne.
Elle fit mine de ne pas remarquer son sourire.
— Voilà qui explique votre côté prudent, contrôlé et flegmatique, hein ? (Elle le scruta intensément.) Tant mieux, on va voir si vous restez aussi contrôlé et flegmatique après ça.