— Après quoi ?
— Venez, je vais vous présenter.
Elle le précéda à travers le hall, leurs pas résonnant dans le vaste espace sonore. Pour qui avait-on bâti tous ces édifices de montagne ? Pour une future race de surhommes ? Tout en eux clamait la confiance en un avenir industriel radieux et colossal ; une époque de foi en l’avenir depuis longtemps révolue, se dit-il. Ils se dirigèrent vers une cage vitrée. À l’intérieur, des classeurs métalliques et une dizaine de bureaux. Se faufilant parmi eux, ils rejoignirent un petit groupe au centre. D’Humières fit les présentations : le capitaine Rémi Maillard, qui dirigeait la brigade de gendarmerie de Saint-Martin, et le capitaine Irène Ziegler, de la Section de recherche de Pau ; le maire de Saint-Martin — petit, large d’épaules, crinière léonine et visage buriné — et le directeur de la centrale hydroélectrique, un ingénieur à l’allure d’ingénieur : cheveux courts, lunettes et look sportif sous un pull à col roulé et un anorak doublé.
— J’ai demandé au commandant Servaz de nous prêter main-forte. Quand j’étais substitut à Toulouse, j’ai eu l’occasion de faire appel à ses services. Son équipe nous a aidés à résoudre plusieurs affaires délicates.
« Nous a aidés à résoudre »… Du d’Humières tout craché. Cela lui ressemblait bien de vouloir se placer au centre de la photo. Mais, aussitôt, il se dit que c’était une pensée un peu injuste : il avait trouvé en elle une femme qui aimait son métier — et qui ne comptait ni son temps ni sa sueur. C’était quelque chose qu’il appréciait. Servaz aimait les gens sérieux. Lui-même se considérait comme appartenant à cette catégorie : sérieux, coriace et probablement ennuyeux.
— Le commandant Servaz et le capitaine Ziegler dirigeront conjointement l’enquête.
Servaz vit le beau visage du capitaine Ziegler se flétrir. Une nouvelle fois, il se fit la réflexion que l’affaire devait être importante. Une enquête menée conjointement par la police et la gendarmerie : une source intarissable de querelles, de rivalités et de dissimulations de pièces à conviction — mais c’était aussi dans l’air du temps. Et Cathy d’Humières était assez ambitieuse pour ne jamais perdre de vue l’aspect politique des choses. Elle avait gravi tous les échelons : substitut, premier substitut, procureur adjoint… Elle était arrivée cinq ans plus tôt à la tête du parquet de Saint-Martin et Servaz était sûr qu’elle ne comptait pas s’arrêter en si bon chemin : Saint-Martin était un trop petit parquet, trop éloigné des feux de l’actualité, pour une ambition aussi dévorante que la sienne. Il était convaincu que, d’ici un an ou deux, elle présiderait un tribunal de première importance.
— Le corps, demanda-t-il, on l’a trouvé ici, à la centrale ?
— Non, répondit Maillard, là-haut (il tendit le doigt vers le plafond), au terminus du téléphérique, à deux mille mètres.
— Le téléphérique, il est utilisé par qui ?
— Les ouvriers qui montent entretenir les machines, répondit le directeur de la centrale. C’est une sorte d’usine souterraine, qui fonctionne toute seule ; elle canalise l’eau du lac supérieur vers les trois conduites forcées qu’on voit dehors. Le téléphérique est le seul moyen d’y accéder en temps normal. Il y a bien une piste d’hélicoptère — mais uniquement pour les cas d’urgence médicale.
— Pas de chemin, pas de route ?
— Il y a un chemin qui grimpe là-haut en été. En hiver, il est enseveli sous des mètres de neige.
— Vous voulez dire que celui qui a fait ça a utilisé le téléphérique ? Comment il fonctionne ?
— Rien de plus simple : il y a une clef et un bouton pour le mettre en marche. Et un gros bouton rouge pour tout stopper en cas de pépin.
— L’armoire où se trouvent les clefs est ici, intervint Maillard en désignant une boîte métallique fixée au mur sur laquelle on avait posé les scellés. Elle a été forcée. Et la porte a été fracturée. Le corps a été suspendu au dernier pylône, tout en haut. Pas de doute : le ou les types qui ont fait ça ont emprunté le téléphérique pour le transporter.
— Pas d’empreintes ?
— Pas de traces visibles en tout cas. On a des centaines de traces latentes dans la cabine. Les transferts ont été envoyés au labo. On est en train de prendre les empreintes de tous les employés pour comparaison.
Il hocha la tête.
— Le corps, il était comment ?
— Il a été décapité. Et dépecé : la peau déployée de chaque côté comme de grandes ailes. Vous verrez ça sur la vidéo : une mise en scène vraiment macabre, les ouvriers ne s’en sont pas encore remis.
Servaz fixa le gendarme, tous ses sens brusquement en éveil. Même si l’époque était à l’ultra-violence, c’était loin d’être une affaire banale. Il nota que le capitaine Ziegler ne disait rien, mais écoutait attentivement.
— Un maquillage ? (Il agita une main.) Les doigts ont été tranchés ?
Dans le jargon, un « maquillage » désignait le fait de rendre la victime difficilement identifiable en détruisant ou en ôtant les organes ordinairement utilisés pour l’identification : visage, doigts, dents…
L’officier ouvrit de grands yeux étonnés.
— Comment… on ne vous a rien dit ?
Servaz fronça les sourcils.
— Dit quoi ?
Il vit Maillard lancer un regard affolé en direction de Ziegler, puis de la proc.
— Le corps, bafouilla le gendarme.
Servaz se sentit près de perdre patience, mais il attendit la suite.
— Il s’agit d’un cheval.
— UN CHEVAL ?…
Servaz considéra le reste du groupe, incrédule.
— Oui. Un cheval. Un pur-sang d’environ un an d’après ce qu’on sait.
Ce fut au tour de Servaz de se tourner vers Cathy d’Humières.
— Vous m’avez fait venir pour un cheval ?
— Je croyais que vous le saviez, se défendit-elle. Canter ne vous a rien dit ?
Servaz repensa à Canter dans son bureau et à sa façon de feindre l’ignorance. Il savait. Et il savait aussi que Servaz aurait refusé de se déplacer pour un cheval avec le meurtre du SDF sur les bras.
— J’ai trois gosses qui ont massacré un sans-abri et vous me faites venir pour un canasson ?
La réponse de d’Humières fusa, conciliante mais ferme.
— Pas n’importe quel cheval. Un pur-sang. Une bête très chère. Qui appartient sans doute à Éric Lombard.
Nous y voilà, se dit-il. Éric Lombard, fils d’Henri Lombard, petit-fils d’Édouard Lombard… Une dynastie de financiers, de capitaines d’industrie et d’entrepreneurs qui régnait sur ce coin des Pyrénées, sur le département et même sur la région depuis six décennies. Avec, bien entendu, un accès illimité à toutes les antichambres du pouvoir. Dans ce pays, les pur-sang d’Éric Lombard avaient certainement plus d’importance qu’un SDF assassiné.
— Et n’oublions pas qu’il y a non loin d’ici un asile rempli de fous dangereux. Si c’est l’un d’entre eux qui a fait ça, ça veut dire qu’il est actuellement dans la nature.
— L’Institut Wargnier… Vous les avez appelés ?
— Oui. D’après eux, aucun de leurs pensionnaires ne manque à l’appel. Et, de toute façon, aucun n’est autorisé à sortir, même temporairement. Ils affirment qu’il est impossible de faire le mur, que les conditions de sécurité sont draconiennes — plusieurs enceintes de confinement, des mesures de sécurité biométriques, un personnel trié sur le volet, et cetera. Nous allons vérifier tout ça, bien entendu. Mais l’Institut a une grande réputation — du fait de la notoriété et du caractère… particulier de ses pensionnaires.