— Un cheval ! répéta Servaz.
Du coin de l’œil, il vit le capitaine Ziegler sortir enfin de sa réserve pour esquisser un sourire. Ce sourire, qu’il était le seul à avoir surpris, désamorça sa colère naissante. Le capitaine Ziegler avait des yeux verts d’une profondeur de lac et, sous sa casquette d’uniforme, des cheveux blonds tirés en chignon qu’il soupçonna d’être fort beaux. Ses lèvres ne portaient qu’un soupçon de rouge.
— Alors, tous ces barrages, ça sert à quoi ?
— Tant que nous ne sommes pas tout à fait sûrs qu’aucun des pensionnaires de l’Institut Wargnier ne s’est évadé, ils ne seront pas levés, répondit d’Humières. Je ne veux pas être accusée de négligence.
Servaz ne dit rien. Mais il n’en pensait pas moins. D’Humières et Canter avaient reçu des ordres tombés d’en haut. C’était toujours la même chose. L’un comme l’autre avaient beau être de bons chefs, bien supérieurs à la plupart des carriéristes qui peuplaient parquets et ministères, ils n’en avaient pas moins développé comme les autres un sens aigu du danger. Quelqu’un à la direction générale, peut-être le ministre lui-même, avait eu la bonne idée de tout ce cirque pour obliger Éric Lombard, un ami personnel des plus hautes autorités de l’État.
— Et Lombard ? Où est-ce qu’il est ?
— Aux États-Unis, en voyage d’affaires. Nous voulons être sûrs qu’il s’agit bien d’un de ses chevaux avant de le prévenir.
— Un de ses régisseurs nous a signalé ce matin la disparition d’une de leurs bêtes, expliqua Maillard. Son box était vide. Elle correspond au signalement. Il ne devrait pas tarder à arriver.
— Qui a trouvé le cheval ? Les ouvriers ?
— Oui, en montant là-haut, ce matin.
— Ils y montent souvent ?
— Au moins deux fois l’an : au début de l’hiver et avant la fonte des neiges, répondit le directeur de la centrale. L’usine est ancienne, ce sont de vieilles machines. Il faut les entretenir régulièrement, même si ça fonctionne tout seul. La dernière fois qu’ils sont montés là-haut, c’était il y a trois mois.
Servaz remarqua que le capitaine Ziegler ne le quittait pas des yeux.
— On sait à quand remonte la mort ?
— D’après les premières constatations, à cette nuit, dit Maillard. L’autopsie apportera plus de précisions. En tout cas, on dirait que celui ou ceux qui l’ont placé là-haut savaient que les ouvriers allaient monter bientôt.
— Et la nuit ? La centrale, elle n’est pas surveillée ?
— Si. Par deux vigiles, leur local se trouve au bout de ce bâtiment. Ils disent qu’ils n’ont rien vu, rien entendu.
Servaz hésita. À nouveau, il fronça les sourcils.
— Pourtant, un cheval, ça ne se transporte pas comme ça, non ? Même mort. Il faut au moins une remorque. Un van. Pas de visite, de voiture ? Rien du tout ? Peut-être qu’ils dormaient et qu’ils n’osent pas l’avouer ? Ou bien ils étaient en train de regarder un match à la télé. Ou un film. Et charger la dépouille à bord de la cabine, monter là-haut, la fixer, redescendre, ça prend du temps. Combien de personnes faut-il pour trimballer un cheval, à propos ? Le téléphérique, il fait du bruit quand il fonctionne ?
— Oui, intervint le capitaine Ziegler, s’exprimant pour la première fois. Il est impossible de ne pas l’entendre.
Servaz tourna la tête. Le capitaine Ziegler s’était posé les mêmes questions que lui. Quelque chose ne collait pas.
— Vous avez une explication ?
— Pas encore.
— Il faudra les interroger séparément, dit-il. Ça veut dire aujourd’hui, avant de les laisser repartir.
— Nous les avons déjà séparés, répondit Ziegler avec calme et autorité. Ils sont dans deux pièces distinctes, sous bonne garde. Ils… vous attendaient.
Servaz nota le coup d’œil glacial de Ziegler en direction de d’Humières. Soudain, le sol se mit à vibrer. Il lui sembla que la vibration se propageait à tout le bâtiment. Pendant un instant de pur égarement, il pensa à une avalanche, ou à un tremblement de terre — avant de comprendre : le téléphérique. Ziegler avait raison : impossible de l’ignorer. La porte de la cage s’ouvrit.
— Ils descendent, annonça un planton.
— Qui ça ? demanda Servaz.
— Le corps, expliqua Ziegler. Par le téléphérique. Et les « TIC ». Ils ont fini leur travail là-haut.
Les techniciens en identification criminelle : le laboratoire ambulant leur appartenait. À l’intérieur, du matériel photographique, des caméras, des mallettes pour les prélèvements d’échantillons biologiques et pour les scellés, qui seraient ensuite envoyés pour analyse à l’IRCGN — l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale, à Rosny-sous-Bois, en région parisienne. Il y avait sans doute aussi un frigo pour les prélèvements les plus périssables. Tout ce remue-ménage pour un cheval.
— Allons-y, dit-il. Je veux voir la vedette du jour, le gagnant du Grand Prix de Saint-Martin.
En ressortant, Servaz fut surpris par le nombre de journalistes. Il aurait admis qu’ils soient là pour un meurtre, mais pour un cheval ! Il fallait croire que les petits ennuis privés d’un milliardaire comme Éric Lombard étaient devenus un sujet digne d’intérêt pour la presse people comme pour ses lecteurs.
Il marcha en essayant d’éviter autant que possible à ses chaussures d’être souillées par la neige et il sentit que, là encore, il faisait l’objet d’une attention scrupuleuse de la part du capitaine Ziegler.
Et puis, tout à coup, il le vit.
Comme une vision infernale… Si l’enfer avait été fait de glace…
Malgré sa répulsion, il s’obligea à regarder. La dépouille du cheval était maintenue par de larges sangles disposées en brassières et fixées à un grand diable élévateur pour charges lourdes équipé d’un petit moteur et de vérins pneumatiques. Servaz se dit que le même genre de diable avait peut-être servi à ceux qui avaient accroché l’animal là-haut… Ils étaient en train de sortir du téléphérique. Servaz remarqua que la cabine était de grande taille. Il se souvint des vibrations, quelques instants plus tôt. Comment les vigiles avaient-ils pu ne se rendre compte de rien ?
Puis il reporta, à contrecœur, son attention sur le cheval. Il n’y connaissait rien en chevaux mais il lui sembla que celui-ci avait dû être très beau. Sa longue queue formait une touffe de crins noirs et brillants plus sombres que le poil de sa robe, qui était couleur de café torréfié avec des reflets rouge cerise. Le splendide animal semblait sculpté dans un bois exotique lisse et poli. Les jambes, elles, étaient du même noir charbon que la queue et que ce qui restait de la crinière. Une multitude de petits glaçons blanchissaient sa dépouille. Servaz calcula que si ici la température était tombée en dessous de zéro, il devait faire plusieurs degrés de moins là-haut. Peut-être les gendarmes avaient-ils utilisé un chalumeau ou un fer à souder pour faire fondre la glace autour des liens. À part ça, l’animal n’était plus qu’une plaie — et deux grandes portions de peau détachées du corps pendaient sur les côtés telles des ailes repliées.
Un effroi vertigineux avait saisi l’assistance.
Là où la peau avait été retirée, la chair était à vif, chaque muscle distinctement visible, comme sur un dessin d’anatomie. Servaz jeta un rapide coup d’œil autour de lui : Ziegler et Cathy d’Humières étaient livides ; le directeur de la centrale semblait avoir vu un fantôme. Servaz lui-même avait rarement vu tableau aussi insoutenable. À son grand désarroi, il se rendit compte qu’il était si habitué au spectacle de la souffrance humaine que la souffrance animale le choquait et l’émouvait davantage.