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Et puis, il y avait la tête. Ou plutôt l’absence d’icelle, avec la grande plaie à vif au niveau du cou. Cette absence conférait à l’ensemble une étrangeté difficilement supportable. Comme celle d’une œuvre qui clamerait la folie de son auteur. De fait, ce spectacle témoignait d’une démence incontestable — et Servaz ne put s’empêcher de repenser à l’Institut Wargnier : difficile de ne pas faire le lien, malgré l’affirmation du directeur qu’aucun de ses pensionnaires n’avait pu s’évader.

Instinctivement, il admit que l’inquiétude de Cathy d’Humières était justifiée : ce n’était pas seulement une histoire de cheval, la façon dont cet animal avait été tué faisait froid dans le dos.

Soudain, un bruit de moteur les fit se retourner.

Un grand 4x4 noir de marque japonaise jaillit sur la route et se gara à quelques mètres d’eux. Les caméras se tournèrent aussitôt vers lui. Sans doute les journalistes espéraient-ils l’apparition d’Éric Lombard mais ils en furent pour leurs frais : l’homme qui descendit du tout-terrain aux vitres teintées avait une soixantaine d’années et des cheveux gris fer coupés en brosse. Avec sa taille et sa carrure, il ressemblait à un militaire ou à un bûcheron à la retraite. Du bûcheron, il avait aussi la chemise à carreaux. Ses manches étaient retroussées sur des avant-bras puissants, il ne semblait pas sentir le froid. Servaz vit qu’il ne quittait pas la dépouille des yeux. Il ne s’aperçut même pas de leur présence et marcha rapidement vers l’animal en contournant leur petit groupe. Servaz vit ensuite ses larges épaules s’affaisser.

Lorsque l’homme se tourna vers eux, ses yeux rouges brillaient. De douleur — mais aussi de colère.

— Quelle est l’ordure qui a fait ça ?

— Vous êtes André Marchand, le régisseur de M. Lombard ? demanda Ziegler.

— Oui, c’est moi.

— Vous reconnaissez cet animal ?

— Oui, c’est Freedom.

— Vous en êtes certain ? dit Servaz.

— Évidemment.

— Pourriez-vous être plus explicite ? Il manque la tête.

L’homme le foudroya du regard. Puis il haussa les épaules et se retourna vers la dépouille de l’animal.

— Vous croyez qu’il y a beaucoup de yearlings bais comme lui dans la région ? Pour moi, il est aussi reconnaissable que votre frère ou votre sœur l’est pour vous. Avec ou sans tête. (Il pointa un doigt vers la jambe avant gauche.) Tenez, cette balzane a mi-paturon, par exemple.

— Cette quoi ? dit Servaz.

— La bande blanche au-dessus du sabot, traduisit Ziegler. Merci, monsieur Marchand. Nous allons transporter la dépouille au haras de Tarbes, où elle sera autopsiée. Freedom suivait-il un traitement médicamenteux quelconque ?

Servaz n’en crut pas ses oreilles : ils allaient pratiquer un examen toxicologique sur un cheval !

— Il était en parfaite santé.

— Vous avez apporté ses papiers ?

— Ils sont dans le 4x4.

Le régisseur retourna fouiller dans la boîte à gants et revint avec une liasse de feuillets.

— Voilà la carte d’immatriculation et le livret d’accompagnement.

Ziegler examina les documents. Servaz aperçut par-dessus son épaule un tas de rubriques, de cases et de cartouches remplis d’une écriture manuscrite serrée et précise. Et des dessins de chevaux, de face et de profil.

— M. Lombard adorait ce cheval, dit Marchand. C’était son préféré. Il était né au centre. Un yearling magnifique.

La rage et le chagrin traversaient sa voix.

— Un yearling ? glissa Servaz à Ziegler.

— Un pur-sang dans sa première année.

Tandis qu’elle se penchait sur les documents, il ne put s’empêcher d’admirer son profil. Elle était séduisante, et il émanait d’elle une aura d’autorité et de compétence. Il lui donna dans les trente ans. Elle ne portait pas d’alliance. Servaz se demanda si elle avait un petit ami ou si elle était célibataire. À moins qu’elle ne fût divorcée comme lui.

— Il paraît que vous avez trouve sa stalle vide ce matin, dit-il à l’éleveur de chevaux.

Marchand lui jeta un nouveau regard aigu dans lequel transparaissait tout le dédain du spécialiste pour le béotien.

— Certainement pas. Aucun de nos chevaux ne dort dans une stalle, assena-t-il. Ils disposent tous d’un box. Et de stabulations libres ou de prés avec abris le jour pour les socialiser. J’ai trouvé son box vide, en effet. Et des traces d’effraction.

Servaz ignorait la différence entre une stalle et un box mais elle semblait importante aux yeux de Marchand.

— J’espère que vous allez trouver les salauds qui ont fait ça, dit celui-ci.

— Pourquoi dites-vous « les » ?

— Sérieusement, vous voyez un homme seul monter un cheval là-haut ? Je croyais que la centrale était gardée ?

Voilà une question à laquelle personne ne voulut répondre. Cathy d’Humières, qui s’était tenue à l’écart jusqu’à présent, s’avança vers le régisseur.

— Dites bien à M. Lombard que tout sera mis en œuvre pour retrouver celui ou ceux qui ont fait ça. Il peut m’appeler à n’importe quelle heure. Dites-le-lui.

Marchand examina la femme haut fonctionnaire comme s’il était un ethnologue ayant devant lui la représentante d’une tribu amazonienne des plus bizarres.

— Je le lui dirai, répondit-il. J’aimerais aussi récupérer la dépouille après l’autopsie. M. Lombard voudra sans doute l’enterrer sur ses terres.

— Tarde venientibus ossa, déclara Servaz.

Il surprit une nuance de stupeur dans le regard du capitaine Ziegler.

— Du latin, constata-t-elle. Qui veut dire ?

— « Celui qui vient tard à table ne trouve que des os. » J’aimerais monter là-haut.

Elle plongea ses yeux dans les siens. Elle était presque aussi grande que lui. Servaz devina un corps ferme, souple et musclé sous l’uniforme. Une fille saine, belle et décomplexée. Il pensa à Alexandra jeune.

— Avant ou après avoir interrogé les vigiles ?

— Avant.

— Je vais vous emmener.

— Je peux y aller tout seul, dit-il en désignant le départ du téléphérique.

Elle eut un geste vague.

— C’est la première fois que je rencontre un flic qui parle latin, fit-elle en souriant. Le téléphérique a été mis sous scellés. On prend l’hélico.

Servaz blêmit.

— C’est vous qui pilotez ?

— Ça vous étonne ?

3

L’hélico s’élança à l’assaut de la montagne comme un moustique survolant le dos d’un éléphant. Le grand toit d’ardoise de la centrale et le parking plein de véhicules s’éloignèrent brusquement — trop brusquement au goût de Servaz, qui sentit un trou d’air lui siphonner l’estomac.

Sous l’appareil, les techniciens allaient et venaient, en combinaison blanche sur le blanc de la neige, de la gare du téléphérique au fourgon-laboratoire, transportant des mallettes qui contenaient les prélèvements effectués là-haut. Vue d’ici, leur agitation paraissait dérisoire : l’effervescence d’une colonne de fourmis. Il espéra qu’ils connaissaient leur travail. Ce n’était pas toujours le cas, la formation des techniciens en scènes de crime laissait parfois à désirer. Manque de temps, manque de moyens, budgets insuffisants — toujours la même rengaine, malgré les discours politiques promettant des jours meilleurs. Puis le corps du cheval fut emballé dans sa housse, la fermeture à glissière tirée sur lui et le tout roulé sur une grande civière jusqu’à une longue ambulance qui démarra sirène hurlante, comme s’il y avait une quelconque urgence pour ce pauvre canasson.