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« Comment ça se passe ? demanda le général.

— Rien qu’on ne puisse réparer », répondit une femme aux yeux fatigués. Il reconnut en elle un médecin de l’équipe attachée à la brigade de Kaï. « Tous sont en sommeil de récupération, mon général », ajouta-t-elle en se servant de l’expression courante pour désigner une forme profonde de sédation accélérant la guérison.

« Merci, doc. Je sais que les toubibs n’ont pas beaucoup eu l’occasion de se reposer. » Drakon dévisagea l’homme qui l’accompagnait. « Je ne vous connais pas. »

L’interpellé hocha la tête avec nervosité avant de répondre. « Travailleur Gundar Castillon, technicien médical, médecine de campagne… euh… » Se rendant compte qu’il ne pouvait citer une unité d’affectation, il se mit à bredouiller.

Drakon le rassura d’un sourire. Du moins espérait-il qu’il s’agissait d’un sourire rassurant. On lui avait souvent dit que, lorsqu’il était fatigué, son rictus avait quelque chose de démoniaque. « Aide-soignant, donc. Apparteniez-vous à la division du Syndicat ?

— Oui, honorable… mon général, je veux dire.

— Il nous le faut dans l’équipe, mon général, déclara le médecin. Il s’est tout de suite impliqué à la surface. Parce qu’il se trouvait sur place, il a spontanément entrepris de faire ce qu’il pouvait et de soigner les soldats qui avaient besoin d’assistance.

— En ce cas, je ne vois pas pourquoi il ne ferait pas partie de votre équipe médicale, docteur. Asseyez-vous », ajouta Drakon en montrant les chaises qu’ils venaient de quitter. Ils se rassirent tous deux, le toubib avec une gratitude visible et le nouvel aide-soignant une légère raideur, comme s’il s’attendait à ce que Drakon lui ordonne d’un instant à l’autre de se remettre au garde-à-vous. « Considérez comme approuvée votre affectation à cette unité. Combien de temps encore êtes-vous de garde ? »

Le médecin bâilla. « Merci, mon général. Plus qu’une heure. Ensuite huit heures de repos.

— Parfait. » Drakon s’adossa à la cloison. Il mourait d’envie de s’asseoir aussi, mais craignait d’avoir trop de mal à se relever. Il inspecta de nouveau des yeux les rangées de soldats endormis. « Vous faites des miracles. »

La femme eut un sourire pincé. « Mon général, si j’étais capable de faire des miracles, je serais à quarante années-lumière d’ici, dans un lit moelleux, avec quelqu’un pour me tenir chaud.

— Vraiment ? Ne seriez-vous pas plutôt là où l’on a besoin de vous ?

— C’est une question injuste, mon général, protesta le médecin en se frottant les yeux. J’avoue qu’un peu de repos me fera le plus grand bien. La journée a été rude.

— Elles le sont toutes pour les blessés. Merci d’avoir soigné tous les soldats rescapés.

— Vous savez quoi, mon général ? Si vous ne les cassiez pas, nous n’aurions pas à les réparer. »

Le nouvel aide-soignant eut l’air horrifié. Sans doute s’attendait-il à ce que Drakon abatte le médecin sur place.

Mais le général se contenta de la regarder en hochant la tête. « Si je connaissais le moyen de ne pas les casser, je sauterais dessus. Mais la vie est un peu plus compliquée.

— Oui. En effet, j’imagine. Mais je me demande parfois pourquoi j’insiste. » Elle indiqua d’un geste les rangées de couchettes. « Je les répare, ils ressortent et, quand il leur arrive de revenir, leurs blessures sont souvent si graves que rien ne peut plus les sauver. C’est un peu comme de pelleter du sable. On s’échine à vouloir les guérir, mais qu’est-ce que ça change ? »

Drakon chercha ses yeux. « Laissez-moi vous dire quelque chose. Je me pose parfois des questions sur l’espèce humaine, sur la capacité apparemment illimitée des hommes à semer la mort et la destruction parmi leurs semblables. Je me demande s’il y a vraiment une raison de chercher à améliorer nos conditions d’existence, de tenter de sauver les meubles quand un autre va se pointer dans la foulée pour anéantir tout ce qu’on a construit. »

Il hocha de nouveau la tête, cette fois en direction des blessés assoupis. « Et puis je rencontre des gens comme vous, qui donnent tout ce qu’ils ont pour en sauver d’autres. Les aides-soignants qui, comme vous, technicien Castillon, bravent les balles ennemies pour tirer les blessés d’affaire. Et je prends conscience que l’espèce humaine n’est pas si mauvaise, qu’il y a du bon en elle. Que certains s’acharnent autant à sauver des vies que d’autres à les détruire. Et c’est pour cela que je persiste. »

Le médecin eut un sourire las. « Vous faites bien. »

Drakon se tourna vers l’aide-soignant. « Vous avez tout ce qu’il vous faut ? Couchage, réfectoire ?

— Pas encore, mon général, répondit Castillon.

— Si vous rencontrez des problèmes, demandez à votre chef d’équipe… (il désigna le médecin) de me contacter à cet effet. »

Le médecin sourit derechef, tout en étudiant attentivement Drakon. « Si je peux me permettre, mon général, vous êtes presque aussi éreinté que moi. C’est du moins mon diagnostic. Vos genoux flageolent alors même que vous vous appuyez au mur.

— Inutile de me prescrire une nuit de sommeil, j’y vais de ce pas. » Drakon se redressa, jeta un dernier regard aux blessés et songea à tous ceux qui n’avaient pas survécu. « Pourquoi ne pouvons-nous pas les sauver tous ? Ne pourrions-nous pas remplacer tout ce qui leur manque ?

— Jusqu’à un certain point, rectifia le toubib. Il y a plusieurs siècles, on est tombé sur un truc bizarre. » Elle soupira puis ferma les yeux comme si elle refusait de porter un regard sur le passé. « La science médicale avait à tel point progressé qu’il nous était possible de remplacer tous les organes défaillants par quelque chose d’artificiel. Les organes clonés fonctionnaient à merveille. Mais ce que nous fabriquions, les parties mécaniques, entraînait des problèmes, comme si leur cumul chez un individu donné finissait par devenir nuisible. Nous pouvons créer des cyborgs, mais ils sont instables, surtout si nous les fabriquons à partir d’un individu qui a été démembré au combat et qu’on a reconstitué. Les théories sont nombreuses et tournent presque toutes autour de l’hypothèse que les prothèses ont sur le système nerveux une sorte d’effet cumulatif pernicieux, de sorte que, si l’on dépasse un certain seuil, que la part artificielle de l’organisme est supérieure à sa part naturelle, le cyborg est atteint d’une psychose incurable, sombre dans le coma ou se change en berserker.

— Ne serait-ce pas une légende ? s’enquit Drakon. J’ai vu de nombreuses vidéos d’horreur basées sur cette trame, et j’ignorais qu’elle avait un fondement réel.

— C’est tout à fait réel », affirma le médecin. Elle rouvrit les yeux et fixa Drakon. « Vous savez ce qui l’est tout autant ? On a découvert que, lorsque quelqu’un a été très grièvement blessé et est resté cliniquement mort assez longtemps avant d’être ranimé, il lui manque quelque chose à son réveil. Comme si ces cyborgs n’étaient plus que des robots au programme humain. Ce qui faisait d’eux des hommes n’est plus là. Nous n’avons jamais pu déterminer ce que c’était. C’est bien pourquoi nous ne les ranimons plus. Même le Syndicat en avait peur. »

Il fallut à Drakon plusieurs secondes pour répondre : « À très juste titre. » Après ce que venait de dire le médecin, l’ancien « Repose en paix » prenait soudain tout son sens à ses yeux. Quelqu’un comme Conner Gaiene n’avait-il pas mérité le droit de se reposer même s’il était possible de ressusciter sa dépouille ? Ou, plutôt, de lui rendre une forme de vie qui n’aurait été qu’une bien misérable façon de remercier un homme resté si longtemps un ami et un camarade. « Merci de nourrir mes cauchemars.