Iceni réussit à ne pas trahir ses sentiments. Malédiction ! Ça va être coton. Et cela juste après lui avoir reproché de me soupçonner. « Vraiment ? Qui, alors ?
— Je n’en sais rien. Mais j’aimerais bien le savoir. »
Elle soupira puis leva les mains en feignant la reddition. « Le colonel Malin. Ça ne peut être que lui. Je lui ai donné une de ces phrases codées. Pure mesure de précaution en cas d’urgence.
— Pourquoi au colonel Malin et pas à moi ? » demanda Drakon. Tant sa voix que son expression trahissaient plutôt la curiosité que le courroux, mais ça ne voulait rien dire. Quand il le voulait, cet homme pouvait dissimuler ses sentiments aussi bien qu’un CECH.
« Je pourrais mentir…
— J’aimerais mieux pas », la coupa-t-il.
Ces derniers mots lui avaient échappé avec une violence qui dépassait certainement son intention. « … mais je vais vous dire la vérité, poursuivit-elle calmement. Je voulais une assurance. Je savais que la kommodore Marphissa accepterait d’obéir aux instructions pourvu qu’elle sache avec certitude qu’elles venaient de moi. Mais vous alliez livrer bataille. Il pouvait vous arriver malheur. Je tenais à ce que le colonel dispose d’un moyen de faire savoir à la kommodore qu’elle pouvait se fier à lui. »
Drakon la scruta encore, l’air perplexe. « Vous faites confiance au colonel Malin ? Depuis quand ?
— Un bon moment, répondit-elle en haussant les épaules.
— Même après avoir découvert qu’il était le fils de Morgan et m’avait caché cette information ?
— Oui.
— Je vais être franc avec vous. Je ne sais vraiment pas ce que je dois en penser. »
Iceni croisa son regard. Elle n’avait plus à feindre la sincérité : « Artur, j’ai la conviction que jamais le colonel Malin ne vous trahirait. Si Rogero était parti, c’est à lui que j’aurais confié cette phrase codée, mais il est resté à Midway. Il s’agissait avant tout de m’assurer que la kommodore Marphissa saurait que tel ou tel message crucial serait authentique, et ça a marché comme prévu. Sans cette phrase de reconnaissance, elle n’aurait pas été informée de la situation à la surface à temps pour intervenir. »
Drakon exhala longuement puis se redressa de nouveau, les yeux durs. « J’aurais préféré être au courant. Telle quelle, même si elle a réellement eu d’heureuses conséquences, cette mesure me fait davantage l’effet d’une assurance prise contre moi qu’en ma faveur.
— Ce n’est pas vrai. » Sa véhémence surprit Iceni elle-même. « Elle n’était fondée ni sur la crainte ni sur un manque de confiance. Mais je m’étais dit que, si vous aviez su, vous vous seriez méfié du colonel Malin, comme d’ailleurs de tout autre qui aurait connu cette phrase de code. »
Drakon opina. « C’est probablement exact. Je sais que vous ne vous fiiez pas à Conner Gaiene. »
Iceni détourna les yeux, en proie au désarroi. « Sa mort m’attriste réellement, Artur. Ce n’était sans doute pas l’homme que je préférais au monde, mais il s’en trouve anobli.
— Conner a toujours eu le cœur noble, répondit Drakon d’une voix pesante. C’est seulement qu’il était devenu très doué pour le cacher. Le colonel Kaï et vous n’avez jamais beaucoup eu affaire l’un à l’autre, autant que je sache…
— Jamais.
— Il est donc logique que vous ayez confié cette phrase codée à Malin. » Il la fixa de nouveau droit dans les yeux. « Mais je tiens énormément à ce qu’une telle démarche ne se reproduise plus à mon insu. »
Iceni pressentit que Malin serait assailli de questions insidieuses au retour de Drakon à son QG. Si d’aventure l’informateur d’Iceni qu’il était perdait la confiance du général, son efficacité en serait aussi réduite de beaucoup. « Je devrais peut-être ajouter que le colonel Malin vous croyait déjà informé de cette disposition. »
Drakon marqua un temps. Il chercha ses yeux. « Vous l’aviez induit en erreur, lui aussi ?
— N’est-ce pas ce que nous faisons sans cesse ? » Elle avait aspiré à une plus grande ouverture d’esprit de la part de Drakon, à voir s’abattre les barrières, mais il crevait les yeux qu’il avait la garde haute, de sorte qu’elle pouvait difficilement se permettre d’abaisser la sienne. « Mais je m’en abstiendrai désormais. »
Le général s’accorda plusieurs secondes avant de répondre en pesant ses mots : « Certaines forces s’acharnent à exacerber notre méfiance mutuelle. Nous ne pouvons pas nous permettre de les laisser gagner.
— Certaines forces ? Le Syndicat, voulez-vous dire ?
— Le Syndicat, assurément. Diviser pour régner est une vieille tactique des CECH. Mais peut-être aussi Togo, votre assistant. Voire… » Le regard qu’il lui lança était l’aveu implicite de son propre échec. « C’est sans doute aussi ce que visait en partie le colonel Morgan. »
Le sourire d’Iceni fut aussi dur que glacial. « Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais je déteste qu’on me tire à hue et à dia comme une marionnette.
— Ça ne me plaît pas non plus.
— Alors tournons la page, proposa-t-elle. Ne perdons pas de vue que nous l’avons emporté ici comme à Ulindi. »
Il lui adressa un signe de tête. « Ni que nous n’avions gagné là-bas que parce que vous nous avez envoyé un cuirassé.
— Oh, enfer, Artur, si vous ne vous étiez pas sortis d’affaire vous-même, vos soldats et vous, ce cuirassé n’aurait pu que vous venger ! » Elle reporta le regard sur la carte stellaire. « À propos de manipulation de marionnettes, vous a-t-on rapporté la teneur du message que nous ont envoyé les Danseurs ?
— Le colonel Rogero me l’a transmis. Observez les étoiles différentes. Avez-vous une idée de ce que ça signifie ?
— J’ai discuté avec nos astrophysiciens et, selon eux, toutes les étoiles sont différentes. Il n’y en a pas deux d’identiques.
— Pourquoi les Danseurs nous demanderaient-ils d’observer les étoiles ? Et, s’ils y tiennent absolument, pourquoi pas toutes les étoiles ? Qu’attendent-ils de nous ? »
Iceni se radossa à son siège ; son sourire était dépourvu de tout humour. « Ou bien ne chercheraient-ils pas à nous manipuler en nous y incitant ? J’ai l’impression que l’Alliance prend au mot tout ce que disent les Danseurs, comme s’ils étaient toujours parfaitement sincères, candides et dignes de confiance. »
Drakon haussa les sourcils. « Vraiment ?
— Oui. Alors que nous savons, vous et moi, que, quelles que soient les apparences, nul n’est jamais entièrement sincère, candide et digne de confiance. Les Danseurs poursuivent un but. Ils tiennent à nous voir prendre certaines mesures, peut-être dans notre propre intérêt mais peut-être aussi à leur avantage.
— Ils ont sauvé notre planète, fit remarquer Drakon.
— J’en conviens. Ce qui leur donne le droit d’exprimer ouvertement leurs désidératas puisque nous leur sommes redevables. Au lieu de cela, ils se contentent de nous fournir de vagues mises en garde. »
Drakon secoua la tête d’un air borné. « Ça n’a pas de sens. Il est déjà affreusement difficile d’obtenir des gens qu’ils fassent ce qu’on veut quand on leur demande directement. Tenter de les manipuler avec de vagues considérations devrait plutôt les inciter à faire exactement le contraire.
— Les Danseurs ne s’en rendent peut-être pas compte. Le procédé marche sans doute avec eux.
— Peut-être. » Drakon fixa la carte stellaire en se massant le menton, l’air concentré. « Supposons que, pour une raison qui nous reste encore inconnue, les Danseurs croient leur message utile. Des étoiles différentes ? D’accord. J’ai passé beaucoup de temps dans les forces terrestres du Syndicat plutôt que dans le gouvernement ou l’industrie. Pour moi, le mot “observer” contient un avertissement. Méfiez-vous d’un danger ou gardez-vous de quelque chose. »