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vient dans ma boutique, où le premier pas fait de ma porte à mon bureau dénonce un désespoir, une faillite près d’éclore, et surtout un refus d’argent éprouvé chez tous les banquiers. Aussi ne vois-je que des cerfs aux abois, traqués par la meute de leurs créanciers. La comtesse demeurait rue du Helder, et ma Fanny rue Montmartre. Combien de conjectures n’ai-je pas faites en m’en allant d’ici ce matin? Si ces deux femmes n’étaient pas en mesure, elles allaient me recevoir avec plus de respect que si j’eusse été leur propre père. Combien de singeries la comtesse ne me jouerait-elle pas pour mille francs? Elle allait prendre un air affectueux, me parler de cette voix dont les câlineries sont réservées à l’endosseur du billet, me prodiguer des paroles caressantes, me supplier peut-être, et moi… Là, le vieillard me jeta son regard blanc. – Et moi, inébranlable! reprit-il Je suis là comme un vengeur, j’apparais comme un remords. Laissons les hypothèses. J’arrive. – Madame la comtesse est couchée, me dit une femme de chambre. – Quand sera-t-elle visible? – À midi. – Madame la comtesse serait-elle malade? – Non, monsieur; mais elle est rentrée du bal à trois heures. – Je m’appelle Gobseck, dites-lui mon nom, je serai ici à midi. Et je m’en vais en signant ma présence sur le tapis qui couvrait les dalles de l’escalier. J’aime à crotter les tapis de l’homme riche, non par petitesse, mais pour leur faire sentir la griffe de la Nécessité. Parvenu rue Montmartre, à une maison de peu d’apparence, je pousse une vieille porte cochère, et vois une de ces cours obscures où le soleil ne pénètre jamais. La loge du portier était noire, le vitrage ressemblait à la manche d’une douillette trop long-temps portée, il était gras, brun, lézardé. – Mademoiselle Fanny Malvaut? – Elle est sortie, mais si vous venez pour un billet, l’argent est là. – Je reviendrai, dis-je. Du moment où le portier avait la somme, je voulais connaître la jeune fille; je me figurais qu’elle était jolie. Je passe la matinée à voir les gravures étalées sur le boulevard; puis à midi sonnant, je traversais le salon qui précède la chambre de la comtesse. – Madame me sonne à l’instant, me dit la femme de chambre, je ne crois pas qu’elle soit visible. – J’attendrai, répondis-je en m’asseyant sur un fauteuil. Les persiennes s’ouvrent, la femme de chambre accourt et me dit: – Entrez, monsieur. À la douceur de sa voix, je devinai que sa maîtresse ne devait pas être en mesure. Combien était belle la femme que je vis alors! Elle avait jeté à la hâte sur ses épaules nues un châle de cachemire dans lequel elle s’enveloppait si bien que ses formes pouvaient se deviner dans leur nudité. Elle était vêtue d’un peignoir garni de ruches blanches comme neige et qui annonçait une dépense annuelle d’environ deux mille francs chez la blanchisseuse en fin. Ses cheveux noirs s’échappaient en grosses boucles d’un joli madras négligemment noué sur sa tête à la manière des créoles. Son lit offrait le tableau d’un désordre produit sans doute par un sommeil agité. Un peintre aurait payé pour rester pendant quelques moments au milieu de cette scène. Sous des draperies voluptueusement attachées, un oreiller enfoncé sur un édredon de soie bleue, et dont les garnitures en dentelle se détachaient vivement sur ce fond d’azur, offrait l’empreinte de formes indécises qui réveillaient l’imagination. Sur une large peau d’ours, étendue aux pieds des lions ciselés dans l’acajou du lit, brillaient deux souliers de satin blanc, jetés avec l’incurie que cause la lassitude d’un bal. Sur une chaise était une robe froissée dont les manches touchaient à terre. Des bas que le moindre souffle d’air aurait emportés, étaient tortillés dans le pied d’un fauteuil. De blanches jarretières flottaient le long d’une causeuse. Un éventail de prix, à moitié déplié, reluisait sur la cheminée. Les tiroirs de la commode restaient ouverts. Des fleurs, des diamants, des gants, un bouquet, une ceinture gisaient çà et là. Je respirais une vague odeur de parfums. Tout était luxe et désordre, beauté sans harmonie. Mais déjà pour elle ou pour son adorateur, la misère, tapie là-dessous, dressait la tête et leur faisait sentir ses dents aiguës. La figure fatiguée de la comtesse ressemblait à cette chambre parsemée des débris d’une fête. Ces brimborions épars me faisaient pitié; rassemblés, ils avaient causé la veille quelque délire. Ces vestiges d’un amour foudroyé par le remords, cette image d’une vie de dissipation, de luxe et de bruit, trahissaient des efforts de Tantale pour embrasser de fuyants plaisirs. Quelques rougeurs semées sur le visage de la jeune femme attestaient la finesse de sa peau, mais ses traits étaient comme grossis, et le cercle brun qui se dessinait sous ses yeux semblait être plus fortement marqué qu’à l’ordinaire. Néanmoins la nature avait assez d’énergie en elle pour que ces indices de folie n’altérassent pas sa beauté. Ses yeux étincelaient. Semblable à l’une de ces Hérodiades dues au pinceau de Léonard de Vinci (j’ai brocanté les tableaux), elle était magnifique de vie et de force; rien de mesquin dans ses contours ni dans ses traits, elle inspirait l’amour, et me semblait devoir être plus forte que l’amour. Elle me plut. Il y avait long-temps que mon cœur n’avait battu. J’étais donc déjà payé! je donnerais mille francs d’une sensation qui me ferait souvenir de ma jeunesse. – Monsieur, me dit-elle en me présentant une chaise, auriez-vous la complaisance d’attendre? – Jusqu’à demain midi, madame, répondis-je en repliant le billet que je lui avais présenté, je n’ai le droit de protester qu’à cette heure-là. Puis, en moi-même, je me disais: – Paie ton luxe, paie ton nom, paie ton bonheur, paie le monopole dont tu jouis. Pour se garantir leurs biens, les riches ont inventé des tribunaux, des juges, et cette guillotine, espèce de bougie où viennent se brûler les ignorants. Mais, pour vous qui couchez sur la soie et sous la soie, il est des remords, des grincements de dents cachés sous un sourire, et des gueules de lions fantastiques qui vous donnent un coup de dent au cœur. – Un protêt! y pensez-vous? s’écria-t-elle en me regardant, vous auriez si peu d’égards pour moi! – Si le roi me devait, madame, et qu’il ne me payât pas, je l’assignerais encore plus promptement que tout autre débiteur. En ce moment nous entendîmes frapper doucement à la porte de la chambre. – Je n’y suis pas! dit impérieusement la jeune femme. – Anastasie, je voudrais cependant bien vous voir. – Pas en ce moment, mon cher, répondit-elle d’une voix moins dure, mais néanmoins sans douceur. – Quelle plaisanterie! vous parlez à quelqu’un, répondit en entrant un homme qui ne pouvait être que le comte. La comtesse me regarda, je la compris, elle devint mon esclave. Il fut un temps, jeune homme, où j’aurais été peut-être assez bête pour ne pas protester. En 1763, à Pondichéry, j’ai fait grâce à une femme qui m’a joliment roué. Je le méritais, pourquoi m’étais-je fié à elle? – Que veut monsieur? me demanda le comte. Je vis la femme frissonnant de la tête aux pieds, la peau blanche et satinée de son cou devint rude, elle avait, suivant un terme familier, la chair de poule. Moi, je riais, sans qu’aucun de mes muscles ne tressaillît. – Monsieur est un de mes fournisseurs, dit-elle. Le comte me tourna le dos, je tirai le billet à moitié hors de ma poche. À ce mouvement inexorable, la jeune femme vint à moi, me présenta un diamant: – Prenez, dit elle, et allez-vous-en. Nous échangeâmes les deux valeurs, et je sortis en la saluant. Le diamant valait bien une douzaine de cents francs pour moi. Je trouvai dans la cour une nuée de valets qui brossaient leurs livrées, ciraient leurs bottes ou nettoyaient de somptueux équipages. – Voilà, me dis-je, ce qui amène ces gens-là chez moi. Voilà ce qui les pousse à voler décemment des millions, à trahir leur patrie. Pour ne pas se crotter en allant à pied, le grand seigneur, ou celui qui le singe, prend une bonne fois un bain de boue! En ce moment, la grande porte s’ouvrit, et livra passage au cabriolet du jeune homme qui m’avait présenté le billet. – Monsieur, lui dis-je quand il fut descendu, voici deux cents francs que je vous prie de rendre à madame la comtesse, et vous lui ferez observer que je tiendrai à sa disposition pendant huit jours le gage qu’elle m’a remis ce matin. Il prit les deux cents francs, et laissa échapper un sourire moqueur, comme s’il eût dit: – Ha! elle a payé. Ma foi, tant mieux! J’ai lu sur cette physionomie l’avenir de la comtesse. Ce joli monsieur blond, froid, joueur sans âme se ruinera, la ruinera, ruinera le mari, ruinera les enfants, mangera leurs dots, et causera plus de ravages à travers les salons que n’en causerait une batterie d’obusiers dans un régiment. Je me rendis rue Montmartre, chez mademoiselle Fanny. Je montai un petit escalier bien raide. Arrivé au cinquième étage, je fus introduit dans un appartement composé de deux chambres où tout était propre comme un ducat neuf. Je n’aperçus pas la moindre trace de poussière sur les meubles de la première pièce où me reçut mademoiselle Fanny, jeune fille parisienne, vêtue simplement: tête élégante et fraîche, air avenant, des cheveux châtains bien peignés, qui, retroussés en deux arcs sur les tempes, donnaient de la finesse à des yeux bleus, purs comme du cristal. Le jour, passant à travers de petits rideaux tendus aux carreaux, jetait une lueur douce sur sa modeste figure. Autour d’elle, de nombreux morceaux de toile taillés me dénoncèrent ses occupations habituelles, elle ouvrait du linge. Elle était là comme le génie de la solitude. Quand je lui présentai le billet, je lui dis que je ne l’avais pas trouvée le matin. – Mais, dit-elle, les fonds étaient chez la portière. Je feignis de ne pas entendre. – Mademoiselle sort de bonne heure, à ce qu’il paraît? – Je suis rarement hors de chez moi; mais quand on travaille la nuit, il faut bien quelquefois se baigner. Je la regardai. D’un coup d’œil, je devinai tout. C’était une fille condamnée au travail par le malheur, et qui appartenait à quelque famille d’honnêtes fermiers, car elle avait quelques-uns de ces grains de rousseur particuliers aux personnes nées à la campagne. Je ne sais quel air de vertu respirait dans ses traits. Il me sembla que j’habitais une atmosphère de sincérité, de candeur, où mes poumons se rafraîchissaient. Pauvre innocente! elle croyait à quelque chose: sa simple couchette en bois peint était surmontée d’un crucifix orné de deux branches de buis. Je fus quasi touché. Je me sentais disposé à lui offrir de l’argent à douze pour cent seulement, afin de lui faciliter l’achat de quelque bon établissement. – Mais, me dis-je, elle a peut-être un petit cousin qui se ferait de l’argent avec sa signature, et grugerait la pauvre fille. Je m’en suis donc allé, me mettant en garde contre mes idées généreuses, car j’ai souvent eu l’occasion d’observer que quand la bienfaisance ne nuit pas au bienfaiteur, elle tue l’obligé. Lorsque vous êtes entré, je pensais que Fanny Malvaut serait une bonne petite femme; j’opposais sa vie pure et solitaire à celle de cette comtesse qui, déjà tombée dans la lettre de change, va rouler jusqu’au fond des abîmes du vice! Eh! bien, reprit-il après un moment de silence profond pendant lequel je l’examinais, croyez-vous que ce ne soit rien que de pénétrer ainsi dans les plus secrets replis du cœur humain, d’épouser la vie des autres, et de la voir à nu? Des spectacles toujours variés: des plaies hideuses, des chagrins mortels, des scènes d’amour, des misères que les eaux de la Seine attendent, des joies de jeune homme qui mènent à l’échafaud, des rires de désespoir et des fêtes somptueuses. Hier, une tragédie: quelque bonhomme de père qui s’asphyxie parce qu’il ne peut plus nourrir ses enfants. Demain, une comédie: un jeune homme essaiera de me jouer la scène de monsieur Dimanche, avec les variantes de notre époque. Vous avez entendu vanter l’éloquence des derniers prédicateurs, je suis allé parfois perdre mon temps à les écouter, ils m’ont fait changer d’opinion, mais de conduite, comme disait je ne sais qui, jamais. Hé! bien, ces bons prêtres, votre Mirabeau, Vergniaud et les autres ne sont que des bègues auprès de mes orateurs. Souvent une jeune fille amoureuse, un vieux négociant sur le penchant de sa faillite, une mère qui veut cacher la faute de son fils, un artiste sans pain, un grand sur le déclin de la faveur, et qui, faute d’argent, va perdre le fruit de ses efforts, m’ont fait frissonner par la puissance de leur parole. Ces sublimes acteurs jouaient pour moi seul, et sans pouvoir me tromper. Mon regard est comme celui de Dieu, je vois dans les cœurs. Rien ne m’est caché. L’on ne refuse rien à qui lie et délie les cordons du sac. Je suis assez riche pour acheter les consciences de ceux qui font mouvoir les ministres, depuis leurs garçons de bureau jusqu’à leurs maîtresses: n’est-ce pas le Pouvoir? Je puis avoir les plus belles femmes et leurs plus tendres caresses, n’est-ce pas le Plaisir? Le Pouvoir et le Plaisir ne résument-ils pas tout votre ordre social? Nous sommes dans Paris une dizaine ainsi, tous rois silencieux et inconnus, les arbitres de vos destinées. La vie n’est-elle pas une machine à laquelle l’argent imprime le mouvement. Sachez-le, les moyens se confondent toujours avec les résultats: vous n’arriverez jamais à séparer l’âme des sens, l’esprit de la matière. L’or est le spiritualisme de vos sociétés actuelles. Liés par le même intérêt, nous nous rassemblons à certains jours de la semaine au café Thémis, près du Pont-Neuf. Là, nous nous révélons les mystères de la finance. Aucune fortune ne peut nous mentir, nous possédons les secrets de toutes les familles. Nous avons une espèce de