– Mais il en jouit encore, dit le comte en interrompant l’avoué. Nul ne porte mieux un habit, ne conduit un tandem mieux que lui. Maxime a le talent de jouer, de manger et de boire avec plus de grâce que qui que ce soit au monde. Il se connaît en chevaux, en chapeaux, en tableaux. Toutes les femmes raffolent de lui. Il dépense toujours environ cent mille francs par an sans qu’on lui connaisse une seule propriété, ni un seul coupon de rente. Type de la chevalerie errante de nos salons, de nos boudoirs, de nos boulevards, espèce amphibie qui tient autant de l’homme que de la femme, le comte Maxime de Trailles est un être singulier, bon à tout et propre à rien, craint et méprisé, sachant et ignorant tout, aussi capable de commettre un bienfait que de résoudre un crime, tantôt lâche et tantôt noble, plutôt couvert de boue que taché de sang, ayant plus de soucis que de remords, plus occupé de bien digérer que de penser, feignant des passions et ne ressentant rien. Anneau brillant qui pourrait unir le Bagne à la haute société, Maxime de Trailles est un homme qui appartient à cette classe éminemment intelligente d’où s’élancent parfois un Mirabeau, un Pitt, un Richelieu, mais qui le plus souvent fournit des comtes de Horn, des Fouquier-Tinville et des Coignard.
– Eh! bien, reprit Derville après avoir écouté le comte, j’avais beaucoup entendu parler de ce personnage par ce pauvre père Goriot, l’un de mes clients, mais j’avais évité déjà plusieurs fois le dangereux honneur de sa connaissance quand je le rencontrais dans le monde. Cependant mon camarade me fit de telles instances pour obtenir de moi d’aller à son déjeuner, que je ne pouvais m’en dispenser sans être taxé de bégueulisme. Il vous serait difficile de concevoir un déjeuner de garçon, madame. C’est une magnificence et une recherche rares, le luxe d’un avare qui par vanité devient fastueux pour un jour. En entrant, on est surpris de l’ordre qui règne sur une table éblouissante d’argent, de cristaux, de linge damassé. La vie est là dans sa fleur: les jeunes gens sont gracieux, ils sourient, parlent bas et ressemblent à de jeunes mariées, autour d’eux tout est vierge. Deux heures après, vous diriez d’un champ de bataille après le combat: partout des verres brisés, des serviettes foulées, chiffonnées; des mets entamés qui répugnent à voir; puis, c’est des cris à fendre la tête, des toasts plaisants, un feu d’épigrammes et de mauvaises plaisanteries, des visages empourprés, des yeux enflammés qui ne disent plus rien, des confidences involontaires qui disent tout. Au milieu d’un tapage infernal, les uns cassent des bouteilles, d’autres entonnent des chansons; l’on se porte des défis, l’on s’embrasse ou l’on se bat; il s’élève un parfum détestable composé de cent odeurs et des cris composés de cent voix; personne ne sait plus ce qu’il mange, ce qu’il boit, ni ce qu’il dit; les uns sont tristes, les autres babillent; celui-ci est monomane et répète le même mot comme une cloche qu’on a mise en branle; celui-là veut commander au tumulte; le plus sage propose une orgie. Si quelque homme de sang-froid entrait, il se croirait à quelque bacchanale. Ce fut au milieu d’un tumulte semblable, que monsieur de Trailles essaya de s’insinuer dans mes bonnes grâces. J’avais à peu près conservé ma raison, j’étais sur mes gardes. Quant à lui, quoiqu’il affectât d’être décemment ivre, il était plein de sang-froid et songeait à ses affaires. En effet, je ne sais comment cela se fit, mais en sortant des salons de Grignon, sur les neuf heures du soir, il m’avait entièrement ensorcelé, je lui avais promis de l’amener le lendemain chez notre papa Gobseck. Les mots: honneur, vertu, comtesse, femme honnête, malheur, s’étaient, grâce à sa langue dorée, placés comme par magie dans ses discours. Lorsque je me réveillai le lendemain matin, et que je voulus me souvenir de ce que j’avais fait la veille, j’eus beaucoup de peine à lier quelques idées. Enfin, il me sembla que la fille d’un de mes clients était en danger de perdre sa réputation, l’estime et l’amour de son mari, si elle ne trouvait pas une cinquantaine de mille francs dans la matinée. Il y avait des dettes de jeu, des mémoires de carrossier, de l’argent perdu je ne sais à quoi. Mon prestigieux convive m’avait assuré qu’elle était assez riche pour réparer par quelques années d’économie l’échec qu’elle allait faire à sa fortune. Seulement alors je commençai à deviner la cause des instances de mon camarade. J’avoue, à ma honte, que je ne me doutais nullement de l’importance qu’il y avait pour le papa Gobseck à se raccommoder avec ce dandy. Au moment où je me levais, monsieur de Trailles entra. – Monsieur le comte, lui dis-je après nous être adressé les compliments d’usage, je ne vois pas que vous ayez besoin de moi pour vous présenter chez Van Gobseck, le plus poli, le plus anodin de tous les capitalistes. Il vous donnera de l’argent s’il en a, ou plutôt si vous lui présentez des garanties suffisantes. – Monsieur, me répondit-il, il n’entre pas dans ma pensée de vous forcer à me rendre un service, quand même vous me l’auriez promis. – Sardanapale! me dis-je en moi-même, laisserai-je croire à cet homme-là que je lui manque de parole? – J’ai eu l’honneur de vous dire hier que je m’étais fort mal à propos brouillé avec le papa Gobseck, dit-il en continuant. Or, comme il n’y a guère que lui à Paris qui puisse cracher en un moment, et le lendemain d’une fin de mois, une centaine de mille francs, je vous avais prié de faire ma paix avec lui. Mais n’en parlons plus… Monsieur de Trailles me regarda d’un air poliment insultant et se disposait à s’en aller. – Je suis prêt à vous conduire, lui dis-je. Lorsque nous arrivâmes rue des Grès, le dandy regardait autour de lui avec une attention et une inquiétude qui m’étonnèrent. Son visage devenait livide, rougissait, jaunissait tour à tour, et quelques gouttes de sueur parurent sur son front quand il aperçut la porte de la maison de Gobseck. Au moment où nous descendîmes de cabriolet, un fiacre entra dans la rue des Grés. L’œil de faucon du jeune homme lui permit de distinguer une femme au fond de cette voiture. Une expression de joie presque sauvage anima sa figure, il appela un petit garçon qui passait et lui donna son cheval à tenir. Nous montâmes chez le vieil escompteur. – Monsieur Gobseck, lui dis-je, je vous amène un de mes plus intimes amis (de qui je me défie autant que du diable, ajoutai-je à l’oreille du vieillard). À ma considération, vous lui rendrez vos bonnes grâces (au taux ordinaire), et vous le tirerez de peine (si cela vous convient). Monsieur de Trailles s’inclina devant l’usurier, s’assit, et prit pour l’écouter une de ces attitudes courtisanesques dont la gracieuse bassesse vous eût séduit; mais mon Gobseck resta sur sa chaise, au coin de son feu, immobile, impassible. Gobseck ressemblait à la statue de Voltaire vue le soir sous le péristyle du Théâtre-Français, il souleva légèrement, comme pour saluer, la casquette usée avec laquelle il se couvrait le chef, et le peu de crâne jaune qu’il montra achevait sa ressemblance avec le marbre. – Je n’ai d’argent que pour mes pratiques, dit-il. – Vous êtes donc bien fâché que je sois allé me ruiner ailleurs que chez vous? répondit le comte en riant. – Ruiner! reprit Gobseck d’un ton d’ironie. – Allez-vous dire que l’on ne peut pas ruiner un homme qui ne possède rien? Mais je vous défie de trouver à Paris un plus beau capital que celui-ci, s’écria le fashionable en se levant et tournant sur ses talons. Cette bouffonnerie presque sérieuse n’eut pas le don d’émouvoir Gobseck. – Ne suis-je pas l’ami intime des Ronquerolles, des de Marsay, des Franchessini, des deux Vandenesse, des Ajuda-Pinto, enfin, de tous les jeunes gens les plus à la mode dans Paris? Je suis au jeu l’allié d’un prince et d’un ambassadeur que vous connaissez. J’ai mes revenus à Londres, à Carlsbad, à Baden, à Bath. N’est-ce pas la plus brillante des industries? – Vrai. – Vous faites une éponge de moi, mordieu! et vous m’encouragez à me gonfler au milieu du monde, pour me presser dans les moments de crise; mais vous êtes aussi des éponges, et la mort vous pressera. – Possible. – Sans les dissipateurs, que deviendriez-vous? nous sommes à nous deux l’âme et le corps – Juste. – Allons, une poignée de main, mon vieux papa Gobseck, et de la magnanimité, si cela est vrai, juste et possible. – Vous venez à moi, répondit froidement l’usurier, parce que Girard, Palma, Werbrust et Gigonnet ont le ventre plein de vos lettres de change, qu’ils offrent partout à cinquante pour cent de perte; or, comme ils n’ont probablement fourni que moitié de la valeur, elles ne valent pas vingt-cinq. Serviteur! Puis-je décemment, dit Gobseck en continuant, prêter une seule obole à un homme qui doit trente mille francs et ne possède pas un denier? Vous avez perdu dix mille francs avant-hier au bal chez le baron de Nucingen. – Monsieur, répondit le comte avec une rare impudence en toisant le vieillard, mes affaires ne vous regardent pas. Qui a terme, ne doit rien. – Vrai! – Mes lettres de change seront acquittées. – Possible! – Et dans ce moment, la question entre nous se réduit à savoir si je vous présente des garanties suffisantes pour la somme que je viens vous emprunter. – Juste. Le bruit que faisait le fiacre en s’arrêtant à la porte retentit dans la chambre. – Je vais aller chercher quelque chose qui vous satisfera peut-être, s’écria le jeune homme. – Ô mon fils! s’écria Gobseck en se levant et me tendant les bras, quand l’emprunteur eut disparu, s’il a de bon gages, tu me sauves la vie! J’en serais mort. Werbrust et Gigonnet ont cru me faire une farce. Grâce à toi, je vais bien rire ce soir à leurs dépens. La joie du vieillard avait quelque chose d’effrayant. Ce fut le seul moment d’expansion qu’il eut avec moi. Malgré la rapidité de cette joie, elle ne sortira jamais de mon souvenir. – Faites-moi le plaisir de rester ici, ajouta-t-il. Quoique je sois armé, sûr de mon coup, comme un homme qui jadis a chassé le tigre, et fait sa partie sur un tillac quand il fallait vaincre ou mourir, je me défie de cet élégant coquin. Il alla se rasseoir sur un fauteuil, devant son bureau. Sa figure redevint blême et calme. – Oh, oh! reprit-il en se tournant vers moi, vous allez sans doute voir la belle créature de qui je vous ai parlé jadis, j’entends dans le corridor un pas aristocratique. En effet le jeune homme revint en donnant la main à une femme en qui je reconnus cette comtesse dont le lever m’avait autrefois été dépeint par Gobseck, l’une des deux filles du bonhomme Goriot. La comtesse ne me vit pas d’abord, je me tenais dans l’embrasure de la fenêtre, le visage à la vitre. En entrant dans la chambre humide et sombre de l’usurier, elle jeta un regard de défiance sur Maxime. Elle était si belle que, malgré ses fautes, je la plaignis. Quelque terrible angoisse agitait son cœur, ses traits nobles et fiers avaient une expression convulsive, mal déguisée. Ce jeune homme était devenu pour elle un mauvais génie. J’admirai Gobseck, qui, quatre ans plus tôt, avait compris la destinée de ces deux êtres sur une première lettre de change. – Probablement, me dis-je, ce monstre à visage d’ange la gouverne par tous les ressorts possibles: la vanité, la jalousie, le plaisir, l’entraînement du monde.