Je savais qui était Ashla et qui était Brigitte mais je me demandais qui pouvaient bien être les autres mamies du coffret. Le trouver ne valait pourtant pas le coup de balancer cent kiams. Plus cinquante pour la chambre. Donc, cette pute à la chevelure digne du Titien part avec son chéri et s’embroche Brigitte, elle devient Brigitte, elle est tout ce dont il a gardé le souvenir ; et ce serait toujours pareil, quel que soit l’utilisateur du mamie Brigitte, femme, déb ou sexchangiste.
Je franchis la porte orientale ; j’étais à mi-chemin de la banque quand je m’arrêtai soudain devant une bijouterie. Quelque chose me trottait au coin de la tête. Une espèce d’idée qui cherchait à se frayer un passage jusqu’à ma conscience. Sensation désagréable, irritante ; apparemment, pas moyen pourtant de l’empêcher. C’était peut-être les triamphés que j’avais prises ; je suis bien capable de me laisser emporter par des idées absurdes quand je suis dans cet état. Mais non, c’était plus que la simple inspiration de la drogue. Il y avait quelque chose dans le meurtre de Bogatyrev ou ma conversation téléphonique avec Okking. Il y avait quelque chose qui ne collait pas.
J’essayai de me rappeler tout ce que je pouvais de l’affaire : apparemment, rien de bien inhabituel. Le numéro d’Okking avait pour but de m’envoyer balader, réalisai-je, mais c’était l’attitude classique du flic : « Bon, écoutez, c’est une affaire pour la police, on n’a pas besoin que vous veniez y fourrer votre nez, vous aviez un boulot hier soir mais il vous a pété sous le nez, alors merci bien. » J’avais déjà entendu ce discours de sa part, cent fois. Alors, pourquoi me paraissait-il si tordu aujourd’hui ?
Je secouai la tête. S’il y avait quelque chose là-dessous, je le dénicherais. Je rangeai ça dans un coin de mon cerveau ; ça y resterait à mijoter, soit pour se réduire à rien soit pour donner un fait net et froid que je pourrais exploiter. Jusque-là, je n’avais pas envie de m’en préoccuper. J’avais envie de jouir de la chaleur, la force et la confiance que me procuraient les drogues. Je le paierais à la redescente, alors j’aimais autant en avoir pour mon argent.
Dix minutes plus tard, peut-être, juste comme je parvenais aux terminaux de caisses éclair de la banque, mon téléphone se remit à sonner. Je le décrochai de ma ceinture. « Ouais ?
— Marîd ? Ici Nikki. » Nikki était une changiste allumée, elle faisait la pute pour l’un des chacals de Friedlander bey. Il y a peut-être un an, j’avais été très lié avec elle mais elle était vraiment trop dure : quand on était avec elle, fallait tenir le compte des comprimés et des verres qu’elle ingurgitait ; un de trop et Nikki devenait belliqueuse et totalement incohérente. Chaque fois qu’on sortait, ça finissait en rixe. Avant ses modifications, Nikki avait dû être un grand type baraqué, je suppose – plus fort que moi. Même après le changement de sexe, elle restait encore impossible à prendre au combat. Tenter de l’éloigner des gens par lesquels elle s’imaginait avoir été insultée était une épreuve. Réussir à la calmer et la ramener intacte à la maison était proprement épuisant. Finalement, je décidai que je l’aimais bien quand elle était à jeun mais que le reste n’en valait pas la peine. Je la revoyais de temps en temps, on se saluait, on bavardait, mais je n’avais plus envie de me plonger dans le délire plein de hurlements de ses conflits d’ivrogne.
« Tiens donc, Nikki, qu’est-ce que tu deviens ?
— Marîd, chou, je peux te voir aujourd’hui ? J’aurais vraiment besoin que tu me rendes un service. »
Et voilà, c’est parti, me dis-je. « Bien sûr, je suppose. Qu’est-ce qui se passe ? »
Bref silence, le temps pour elle de savoir comment formuler la chose. « Je ne veux plus travailler pour Abdoulaye. » C’était le nom du commissaire de Friedlander bey. Abdoulaye avait une douzaine de filles et de garçons au turbin dans tout le Boudayin.
« On se calme », dis-je. J’avais déjà fait des tas de fois ce genre de boulot, histoire de ramasser quelques kiams de temps à autre. J’avais une bonne relation avec Friedlander bey – à l’intérieur de l’enceinte, on l’appelait Papa ; il possédait pratiquement tout le Boudayin et il avait de même le reste de la cité quasiment dans la poche. J’avais toujours tenu parole, ce qui est une recommandation de valeur pour quelqu’un comme le bey. Papa était un ancien. Le bruit courait qu’il pouvait bien avoir pas loin de deux cents ans, et parfois j’étais enclin à le croire. Il avait une conception archaïque de l’honneur, du boulot et de la loyauté. Il dispensait faveurs et châtiments comme une antique idée de Dieu. Il possédait un bon nombre de boîtes, bordels et gargotes du Boudayin mais il ne décourageait pas la compétition. Il admettait au contraire parfaitement qu’un indépendant désire travailler du même côté de la Rue. Papa opérait selon le principe qu’il ne vous embêterait pas si vous ne veniez pas l’embêter ; néanmoins, il offrait toute une série d’incitations attrayantes. Une quantité incroyable d’agents indépendants finissaient par travailler pour lui au bout du compte, parce qu’ils étaient incapables d’en retirer eux-mêmes ces profits bien particuliers ; faute, simplement, d’avoir les relations. Les relations, c’était Papa en personne.
La devise du Boudayin était : « Les affaires sont les affaires. » Tout ce qui atteignait les agents indépendants atteignait en fin de compte Friedlander bey. Il y avait de quoi faire bosser tout le monde ; les choses auraient peut-être été différentes si Papa avait été du genre rapace. Il m’avait confié un jour qu’il l’avait été dans le passé, mais qu’au bout de cent cinquante, cent soixante ans, le désir vient à manquer. C’était l’une des observations les plus désabusées qu’on m’ait jamais faites.
J’entendis Nikki pousser un soupir. « Merci, Marîd. Tu sais où je crèche ? »
Je ne prêtais plus tellement attention à ses allées et venues. « Non. Où ça ?
— Je suis installée chez Tamiko pour quelque temps. »
Super, me dis-je. Vraiment super. Tamiko était une des Sœurs Veuves noires. « Sur la Treizième ?
— C’est cela.
— Je connais. Qu’est-ce que tu dirais de… mettons, deux heures ? »
Hésitation de Nikki. « Tu pourrais pas à une heure ? J’ai un autre truc à faire. »
C’était un ordre mais je me sentais généreux ; ça devait être les triangles bleus. En souvenir du bon vieux temps, je lui dis : « D’accord, j’y serai aux alentours d’une heure, inchallah.
— T’es chou, Marîd. Alors, à tout à l’heure. Salaam. » Elle raccrocha.
Je remis le téléphone à ma ceinture. À cet instant précis, je n’avais aucunement l’impression de m’embarquer dans un truc impossible. Ce n’est jamais le cas, tant qu’on n’a pas plongé.
3.
Il était midi quarante-cinq quand je trouvai l’immeuble sur la Treizième Rue. C’était une vieille bâtisse de deux étages, divisée en appartements. Je levai la tête pour contempler le balcon de Tamiko qui dominait la rue : une balustrade en fer courait sur trois côtés, à hauteur de taille, avec aux angles des colonnes ouvragées comme de la dentelle, recouvertes de plantes grimpantes, qui rejoignaient le toit en surplomb. Par une fenêtre ouverte, j’entendais sa satanée musique koto. Du koto électronique, au synthétiseur. Le chant aigu, perçant, qui l’accompagnait, me flanquait la chair de poule. Ça pouvait être une voix synthétique, ça pouvait être Tami. Je vous ai dit que Nikki était un rien cinglée ? Eh bien, à côté de Tami, Nikki n’est qu’un gentil petit lapin blanc. Tamiko s’était fait remplacer l’une des glandes salivaires par un sac en plastique bourré de toxines hyper-rapides. Un tuyau de plastique amenait le poison jusqu’à l’intérieur d’une dent artificielle. Le produit était inoffensif quand il était ingurgité mais, injecté dans la circulation sanguine, il était horriblement, douloureusement mortel. Tamiko pouvait découvrir sa dent à tout moment, si elle en éprouvait le besoin – ou le désir. C’est pour cela qu’elle et ses amies, on les appelait les Sœurs Veuves noires.