Sur le côté droit de la vaste demeure, à l’arrière, entre deux hauts palmiers, s’ouvrait une porte latérale encastrée dans un mur chaulé. Je n’avais pas l’impression que Seipolt l’utilisait jamais ; ça ressemblait plutôt à une porte de service destinée à l’accès des livreurs et à l’évacuation des ordures. Ce côté de la propriété était décoré d’aloès, de yuccas et de cactus en fleurs, bien différent de l’avant avec ses floraisons tropicales. Je saisis la poignée et elle tourna dans ma main. Quelqu’un venait sans doute de sortir en ville acheter les journaux. Je me glissai à l’intérieur et me retrouvai devant une volée de marches qui descendaient d’un côté vers d’arides ténèbres, tandis que de l’autre, un petit escalier menait vers un office. Je le gravis, traversai cette première pièce, puis la cuisine nickel et parfaitement équipée qui lui faisait suite et pénétrai dans une salle à manger raffinée. Je ne vis et n’entendis personne. Je fis un peu de bruit pour signaler ma présence à Seipolt ou Reinhardt ; je n’avais pas envie qu’ils m’abattent en croyant que j’espionnais ou je ne sais quoi.
De la salle à manger, je passai dans un salon puis descendis un corridor et parvins à la collection d’antiquités de Seipolt. J’étais désormais en terrain connu. Le bureau du maître des lieux était juste… par…
… là. La porte était fermée, je m’en approchai donc et frappai bruyamment. J’attendis et toquai de nouveau. Rien. Je l’ouvris et pénétrai dans le bureau de Seipolt. Il était plongé dans la pénombre ; les rideaux étaient tirés devant la fenêtre. L’air était lourd et sentait le renfermé, comme si l’on avait coupé la climatisation et laissé la pièce bouclée un certain temps. Je me demandai si j’aurais le culot d’aller fouiller dans les affaires étalées sur le bureau du maître des lieux. Je m’en approchai et feuilletai rapidement quelques rapports déposés au-dessus d’une pile de papiers.
Seipolt était allongé dans une espèce d’alcôve formée par l’avancée de la fenêtre, derrière son bureau, et deux classeurs plaqués contre le mur de gauche. Il portait un costume sombre, encore assombri à présent par les taches de sang, et au premier regard je le pris pour un tapis gris anthracite posé sur la moquette brun clair. Puis je remarquai un pan de sa chemise bleu pâle et une main. J’avançai de quelques pas, pas franchement intéressé de découvrir à quel point il s’était fait tailler en pièces. Il avait la poitrine ouverte de la gorge au bas-ventre, et deux trucs noirs et sanguinolents étaient répandus sur la moquette. On avait fourré un de ses organes dans son autre main raidie.
Xarghis Moghédhîl Khan avait fait ça. Enfin, James Bond, qui travaillait pour Seipolt. Jusqu’à tout récemment. Encore un témoin et une piste d’éliminés.
Je découvris Reinhardt dans ses appartements personnels à l’étage, dans le même état. Le vieil Arabe anonyme avait été massacré sur la pelouse derrière la maison, alors qu’il travaillait parmi les fleurs adorables qu’il soignait au défi de la nature et du climat. Tous avaient été tués rapidement puis démembrés. Khan avait rampé d’une victime à l’autre, les tuant, vite et sans bruit. Il évoluait plus silencieusement qu’un spectre. Avant de réintégrer la maison, je m’enfichai deux ou trois papies qui supprimaient la peur, la douleur, la colère, la faim et la soif ; celui d’allemand était déjà en place mais je n’avais pas l’impression qu’il me serait très utile cet après-midi.
Je me dirigeai vers le bureau de Seipolt. J’avais l’intention de retourner fouiller la pièce. Avant que j’y parvienne, toutefois, quelqu’un m’appela : « Lutz ? »
Je me retournai pour regarder. C’était la blonde tout en jambes.
« Lutz ? demanda-t-elle. Bist du noch bereit[13] ?
« Ich heiße Marîd Audran, Fraulein. Wissen Sie wo Lutz ist[14] ? » Arrivé à ce point, mon cerveau absorba totalement l’extension d’allemand ; ce n’était plus comme si je pouvais simplement traduire l’allemand en arabe mais comme si je parlais une langue que je connaissais depuis ma petite enfance.
« Il n’est pas ici ? demanda-t-elle.
— Non et je n’arrive pas à trouver Reinhardt non plus.
— Ils doivent être allés en ville. Ils en parlaient plus ou moins pendant le déjeuner.
— Je parie qu’ils ont dû se rendre à mon hôtel. Nous devions dîner ensemble et j’avais cru que je devais les retrouver ici. J’ai loué une voiture pour venir. C’est vraiment trop bête. Je suppose que je n’ai plus qu’à passer un coup de fil à l’hôtel et laisser un message pour Lutz puis appeler un autre taxi. Vous voulez m’accompagner ? »
Elle se mordilla l’ongle du pouce. « Je ne sais pas si je devrais…
— Vous avez déjà vu la ville ? »
Elle fronça les sourcils. « Je n’ai encore rien vu du tout, en dehors de cette maison, depuis que je suis ici », répondit-elle avec humeur.
Je hochai la tête. « Ça, c’est bien lui. Il se surmène trop. Je lui dis toujours qu’il devrait souffler un peu et prendre du bon temps, mais non, il se donne à fond, et pareil pour tous ceux qui l’entourent. Je ne veux rien dire contre lui – après tout, c’est l’un de mes plus anciens associés en affaires et l’un de mes amis les plus chers – mais je trouve que ce n’est pas bon pour lui de continuer de la sorte. Ai-je raison ?
— C’est exactement ce que je n’arrête pas de lui répéter.
— Alors, pourquoi ne pas retourner ensemble à l’hôtel ? Peut-être qu’une fois réunis là-bas, tous les quatre, nous le convaincrons de se relaxer un peu, ce soir. Le dîner, un spectacle, je vous invite. J’insiste. »
Elle sourit. « Juste le temps de…
— Il faut nous dépêcher : si nous n’y retournons pas au plus vite, Lutz risque de faire demi-tour et revenir. C’est un homme impatient. Ça m’obligera encore une fois à repasser ici. Si vous saviez comme le trajet est pénible… Allons, venez, nous n’avons pas de temps à perdre.
— Mais si nous sortons dîner…»
J’aurais dû deviner. « Je trouve que cette robe vous sied à merveille, ma chère ; mais si vous préférez, eh bien, je vous supplie de me permettre de vous offrir un autre ensemble de votre choix, avec les accessoires que vous jugerez nécessaires. Lutz m’a fait bien des cadeaux au cours des années. Cela me ferait grand plaisir de saluer sa générosité de cette modeste façon. Nous pourrons faire les magasins avant le dîner. Je connais plusieurs boutiques anglaises, françaises et italiennes très raffinées. Je suis sûr que cela vous plaira. En fait, vous pourriez choisir vos habits de soirée pendant que Lutz et moi réglerons nos petites affaires. Ce sera pour le mieux. »
Je l’avais prise par le bras et reconduite à la porte d’entrée. Nous avions repris l’allée de graviers jusqu’au taxi de Bill. J’ouvris l’une des portes arrière et l’aidai à monter puis contournai la voiture par-derrière et montai de l’autre côté. « Bill, dis-je en arabe, on retourne en ville. Au Palazzo di Marco Aurelio. »
Bill me regarda avec aigreur : « Marcus Aurelius est mort, lui aussi, tu sais », et il démarra. Glacé, je me demandai ce qu’il voulait dire avec son « lui aussi ».
Je me tournai vers la femme superbe assise à mes côtés. « Ne faites pas attention au chauffeur, lui dis-je en allemand. Comme tous les Américains, il est fou. C’est la volonté d’Allah.