— Vous n’avez pas appelé l’hôtel », me fit-elle remarquer en m’adressant un doux sourire. Elle goûtait l’idée d’avoir une nouvelle garde-robe avec les bijoux assortis rien que parce que nous sortions dîner. Je n’étais pour elle qu’un de ces cinglés d’Arabes qui ont trop d’argent. Elle aimait bien les Arabes cinglés, je l’avais vu tout de suite.
« Non, effectivement. Il va falloir que j’appelle dès que nous serons là-bas. »
Elle fronça le nez, pensive. « Mais si nous sommes là-bas…
— Vous n’avez pas saisi, lui expliquai-je. Pour le tout-venant des clients, le réceptionniste est capable de s’occuper de ce genre d’affaires. Mais quand les clients sont, dirons-nous, particuliers – comme Herr Seipolt ou moi-même – alors, on doit s’adresser directement au gérant. »
Ses yeux s’agrandirent. « Oh ! » fit-elle.
Je me retournai pour contempler une dernière fois les jardins soigneusement arrosés que l’argent de Seipolt avait imposés à la lisière même des dunes rampantes. D’ici deux semaines, l’endroit serait aussi sec et mort que le milieu du Quartier vide. Je me tournai vers ma compagne et lui souris tranquille. Nous devisâmes durant tout te trajet jusqu’en ville.
16.
À l’hôtel, je laissai la blonde dans un fauteuil confortable du hall. Elle s’appelait Trudi. Trudi rien du tout, m’indiqua-t-elle gaiement, Trudi, tout court. Elle était une amie personnelle de Lutz Seipolt. Elle résidait chez lui depuis plus d’une semaine. Ils s’étaient connus par l’entremise d’un ami commun. Mouais. Cette Trudi, c’était la plus chouette, la plus ouverte des filles – et Seipolt, on ne pouvait pas demander quelqu’un de plus gentil, sous tout ce masque de meurtres et d’intrigues qu’il arborait juste pour tromper les gens.
J’allai passer mon coup de fil mais ce n’était pas à quelqu’un de l’hôtel que j’avais besoin de parler – c’était à Okking. Il me dit de chaperonner la Trudi jusqu’à ce qu’il soit en mesure de remuer son gros cul. Je débranchai les papies que j’avais sur moi et remis celui d’allemand ; je ne serais pas foutu de dire un mot à Trudi sans ça. C’est là que j’appris le Fait d’importance vitale n° 154 concernant les périphériques spéciaux que m’avait fournis Papa : Tout se paie en ce bas monde.
Voyez-vous, je le savais déjà. Je l’avais appris, il y a bien des années, sur les genoux de ma maman. Simplement, c’est un truc qu’on n’arrête pas d’oublier et qu’il convient de réapprendre de temps à autre. Personne ne vous file jamais rien pour rien.
Durant toute ma visite chez Seipolt, les papies avaient tenu mes hormones en respect. Quand j’étais retourné dans la villa pour aller fouiller le bureau de Seipolt, j’aurais été anéanti par la nausée à l’idée que ces corps débités en morceaux étaient encore en vie peu de temps auparavant, à l’idée que ce salaud de Khan pouvait fort bien se trouver encore dans les parages. Et au moment où Trudi avait appelé « Lutz ? », je me serais fendu le crâne au plafond, tellement j’aurais sursauté…
Dès que j’eus débranché les papies, je découvris que je n’avais pas évité ces terrifiantes sensations, je les avais simplement retardées. Soudain, mon cerveau et mes nerfs se retrouvaient douloureusement noués, une vraie pelote de fil. Impossible de faire le tri entre les divers courants émotionnels : l’horreur béante, contenue par les papies durant quelques heures ; une brusque fureur dirigée contre Khan, les méthodes sataniques qu’il avait choisies pour garder l’anonymat et faire de moi le témoin de ses actes haineux ; la douleur physique assortie d’une lassitude extrême, les muscles quasiment paralysés par l’accumulation des toxines de fatigue (les papies avaient dit à mon cerveau et à ma partie charnelle d’ignorer blessure et fatigue et je souffrais des deux, désormais) ; je me rendis compte également que j’avais affreusement soif et même une sacrée faim ; enfin, ma vessie, interdite de communication avec une quelconque autre partie de mon organisme, menaçait d’éclater. L’acétylcholine qui se déversait à présent dans mes veines aggravait encore mon état psychique. L’épinéphrine issue de mes surrénales accélérait encore mon rythme cardiaque, pour me préparer au combat ou à la fuite ; peu importait que la menace eût depuis longtemps disparu. J’étais en train de subir d’un coup l’ensemble de la réaction que j’aurais dû normalement éprouver sur un laps de temps de trois ou quatre heures, condensée en une salve compacte d’émotion et de privation.
Je me rembrochai ces papies au plus vite et l’univers cessa aussitôt de vaciller. En l’espace d’une minute, j’étais à nouveau maître de moi, tranquille. La respiration redevint normale, le pouls se ralentit ; soif, faim, haine, lassitude et sensation de vessie pleine, tout cela s’évanouit. J’étais soulagé mais je savais que je ne faisais que repousser encore une fois la facture à payer ; quand elle viendrait à échéance, en comparaison, la pire de mes redescentes de drogue ressemblerait à une partie de plaisir. Les dettes à régler, quelle saloperie, pas vrai, monsieur ?
Il faudrait bien y passer.
Comme je retournais vers le hall et Trudi, quelqu’un appela mon nom. J’étais bien content d’avoir remis les papies ; de toute manière, j’ai toujours eu horreur de me faire héler en public, surtout quand je suis déguisé. « Monsieur Audran ? »
Je me retournai : c’était un des employés de l’hôtel. « Oui ? » fis-je, le regard glacé.
« Un message pour vous, monsieur. Déposé dans votre boîte. » Je voyais bien que ma djellabah et mon keffieh lui posaient problème. Il vivait sur l’impression que seuls les Européens descendaient dans son bel hôtel bien propre.
Il était modérément impossible que quiconque m’eût laissé un message et ce, pour deux raisons : la première était que personne ne savait que j’étais descendu ici et la seconde que je m’y étais inscrit sous un faux nom. J’avais envie de savoir quel genre d’erreur avaient pu commettre ces imbéciles pompeux, histoire de la leur balancer dans la figure. Je pris le message.
Sur papier d’imprimante, c’est ça ?
AUDRAN :
T’AI VU CHEZ SEIPOLT, MAIS LE MOMENT N’ÉTAIT PAS OPPORTUN.
DÉSOLÉ.
JE TE VEUX POUR MOI TOUT SEUL, ISOLÉ, BIEN TRANQUILLE.
J’AVAIS PAS ENVIE QU’ON S’IMAGINE QUE TU FAISAIS PARTIE D’UN GROUPE DE VICTIMES PARMI D’AUTRES.
QUAND ON DÉCOUVRIRA TON CORPS, JE VEUX ÊTRE SÛR QU’ON VOIE BIEN QUE TU AS FAIT L’OBJET D’UN TRAITEMENT PARTICULIER.
J’avais les genoux qui avaient envie de flageoler, implant cérébral ou pas. Je repliai le billet et le glissai dans ma sacoche.
« Vous vous sentez bien, monsieur ? demanda l’employé.
— C’est à cause de l’altitude, lui expliquai-je. Il me faut toujours un certain temps d’accoutumance…
— Mais il n’y en a pas, dit-il, ahuri.
— Justement. » Et je retournai voir Trudi.
Elle me sourit comme si la vie avait perdu toute saveur durant mon absence. Je me demandai à quoi elle pensait, toute seule dans son coin. « Isolée, bien tranquille. » Je fis la grimace.
« Je suis désolé d’avoir été si long », lui murmurai-je avec une petite révérence en m’asseyant près d’elle.
« Non, non, j’étais très bien. » Elle prit tout son temps pour décroiser les jambes et les recroiser dans l’autre sens. Tout le monde entre ici et Tombouctou avait dû pouvoir la contempler. « Vous avez pu parler à Lutz ?
— Oui. Il était bien ici mais il avait une affaire urgente à régler. Un truc officiel, avec le lieutenant Okking.