Je pressai le bouton près de son nom mais personne ne répondit. Je frappai au petit panneau de Plexiglas encastré dans la porte. Finalement, je reculai dans la rue et l’appelai à tue-tête. Je vis la tête de Nikki apparaître brusquement à la fenêtre. « Je descends tout de suite », me cria-t-elle. Elle ne pouvait rien entendre avec cette musique koto. Je n’ai jamais rencontré personne d’autre capable ne fût-ce que de supporter le koto. Tamiko était simplement folle à lier.
La porte s’entrouvrit et Nikki me regarda. « Écoute, me dit-elle, embêtée, Tami est plus ou moins de sale humeur. Et un peu chargée, en plus. Alors, abstiens-toi simplement de dire ou faire quoi que ce soit qui la mette en rogne. »
Je me demandai si j’avais vraiment envie de supporter tout ce cirque, en fin de compte. Je n’avais pas tant que ça besoin des cent kiams de Nikki. Malgré tout, je lui avais promis, aussi acquiesçai-je avant de la suivre dans l’escalier jusqu’à l’appartement.
Tami était étendue sur un empilement de coussins à motifs éclatants, la tête appuyée contre l’un des haut-parleurs de son holo système. Si cette musique avait paru forte depuis la rue, j’apprenais maintenant ce que le mot « fort » voulait dire. Elle devait lui puiser dans le crâne comme la pire des migraines mais, apparemment, elle n’en avait cure : elle devait palpiter au même rythme que la drogue qui saturait son organisme. Les yeux mi-clos, elle hochait lentement la tête. Elle avait le visage peint en blanc, du même blanc immaculé que celui d’une geisha, mais ses lèvres et ses paupières étaient d’un noir absolu. On aurait dit le spectre vengeur d’un personnage de kabuki assassiné.
« Nikki », dis-je. Elle ne m’entendait pas. Je dus venir jusqu’à sa hauteur pour lui crier à l’oreille. « Si on sortait d’ici, qu’on puisse causer ? » Tamiko faisait brûler une espèce d’encens et son parfum entêtant et douceâtre alourdissait l’atmosphère. J’avais franchement envie de prendre l’air.
Nikki hocha la tête en me montrant Tami. « Elle me laissera pas sortir.
— Pourquoi ça ?
— Elle croit me protéger.
— De quoi ? »
Nikki haussa les épaules. « T’as qu’à lui demander. »
Comme je la regardais, Tami s’inclina de manière inquiétante et finit par basculer au ralenti, jusqu’à ce que sa joue tartinée de blanc vienne presser le bois verni sombre du plancher nu. « C’est une bonne chose que tu sois capable de te débrouiller toute seule, Nikki. »
Elle eut un faible rire. « Ouais. Je suppose. Bon, écoute, Marîd, merci quand même d’être venu.
— Pas de problème. » Je m’installai dans un fauteuil et la contemplai. Nikki était une curiosité exotique dans une cité de curiosités exotiques : ses longs cheveux blond pâle lui tombaient jusqu’au creux des reins. Elle avait la peau couleur de jeune ivoire, presque aussi blanche que le maquillage sur le visage de Tami. Ses yeux toutefois étaient d’un bleu surnaturel, avec au fond des prunelles une étincelle de folie. La délicatesse de ses traits contrastait de manière déconcertante avec la charpente massive de son corps musclé. C’était une erreur fréquente : les gens choisissaient les altérations chirurgicales qu’ils admiraient chez les autres, sans se rendre compte que les modifications pourraient paraître déplacées dans le contexte de leur propre corps. J’avisai la forme inerte de Tami. Elle portait l’emblème des Sœurs Veuves noires : des seins implantés immenses, incroyables. Elle devait faire dans les cent quarante, cent cinquante de tour de poitrine. C’était toujours drôle de voir l’air abasourdi d’un touriste quand il rentrait accidentellement dans une des Sœurs. C’était drôle jusqu’à ce qu’on songe à ce qui risquait de se produire.
« Je n’ai plus envie de bosser pour Abdoulaye, voilà », dit Nikki en contemplant ses doigts en train de tortiller une boucle de cheveux champagne.
« Ça, je veux bien le comprendre. J’appellerai Hassan pour arranger un rendez-vous avec lui. Tu connais Hassan le Chiite ? Le porte-voix de Papa ? C’est avec lui qu’on va devoir faire affaire. »
Nikki hocha la tête. Son regard brillant parcourut rapidement la pièce. Elle était tracassée. « Ça sera dangereux, ou quoi ? »
Je souris. « Aucun risque. Il y aura une table d’installée, je serai assis d’un côté avec toi et Abdoulaye sera en face. Hassan est assis entre nous. Je présente ta version de l’histoire, Abdoulaye donne la sienne et Hassan réfléchit. Puis il prononce son jugement. D’ordinaire, il faut donner à Abdoulaye une sorte de paiement. Hassan en fixera le montant. Par la suite, il faudra aussi que tu graisses un peu la patte à Hassan et on devrait également apporter une espèce de cadeau pour Papa. Ça aide toujours. »
Nikki n’avait pas l’air rassurée. Elle se leva, glissa son T-shirt noir dans son jean serré de la même couleur. « Tu ne connais pas Abdoulaye, me dit-elle.
— Tu veux rire, un peu que je le connais. » Je le connaissais sans doute mieux qu’elle. Je me levai et traversai la chambre en direction du holo Telefunken de Tami. D’un index tendu, je coupai la musique koto. La paix inonda la pièce ; l’univers entier me remercia. Tamiko gémit dans son sommeil.
« Et s’il ne se conforme pas à sa part de l’accord ? S’il vient me rechercher et me force à retourner travailler pour lui ? Il aime bien dérouiller les filles, Marîd. Il aime beaucoup…
— Je sais tout de lui. Mais il a le même respect que n’importe qui pour l’influence de Friedlander bey. Il n’osera pas enfreindre la décision d’Hassan. Et t’as pas intérêt non plus à le faire. Si tu t’éclipses sans payer, Papa te mettra ses gorilles aux trousses : là, tu seras de retour au turbin, pour de bon… Une fois rétablie. »
Nikki haussa les épaules. « Et toi, t’as déjà eu quelqu’un qui s’est éclipsé ? »
Je fronçai les sourcils. Ça ne m’était arrivé qu’une seule et unique fois : je ne me rappelais que trop bien la situation. Ç’avait été la dernière fois que j’avais été amoureux. « Ouais, répondis-je.
— Qu’ont fait Papa et Hassan ? »
C’était un souvenir moche, et je n’aimais pas l’évoquer. « Eh bien, comme je la représentais, j’étais responsable du règlement. J’ai dû me pointer avec trois mille deux cents kiams. J’étais complètement à sec mais crois-moi, j’ai trouvé le fric. J’ai dû faire un tas de trucs dangereux, dingues, pour l’avoir, mais je devais cet argent à Papa à cause de ce qu’avait fait cette fille. Papa aime bien être payé rapidement. Papa n’a pas des masses de patience dans ces moments-là.
— Je sais, dit Nikki. Qu’est-il arrivé à la fille ? »
Il me fallut plusieurs secondes pour que les mots sortent. « Ils l’ont retrouvée là où elle s’était barrée. Ils n’avaient pas eu trop de mal. Ils l’ont ramenée, les deux jambes brisées en trois endroits, et le visage défiguré. Ils l’ont remise au turbin dans un des boxons les plus cradingues. Elle ne pouvait gagner que cent à deux cents kiams par semaine dans une taule pareille et ils ne lui en laissaient peut-être que dix ou quinze. Elle économise encore pour se faire réparer le visage. »
Nikki resta sans mot dire un bon moment. Je la laissai ruminer ce que je venais de lui révéler. Ça ne pouvait pas lui faire de mal.