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Elle dit au barman qu’elle voulait un peppermint-schnapps. J’aurais parié cinquante kiams là-dessus. J’attendis qu’elle soit servie ; je réglai sa consommation et elle me remercia d’un nouveau sourire langoureux.

« Comment vous sentez-vous ? » lui demandai-je.

Elle fronça le nez. « Comment ça ?

— Après une journée passée à répondre aux questions des hommes du lieutenant ?

— Oh ! tous ont été on ne peut plus aimables ! »

Je ne dis rien durant quelques secondes. « Comment avez-vous fait pour me trouver ?

— Eh bien (elle fit un geste vague), je savais que vous étiez descendu ici. Vous m’y avez amenée cet après-midi. Et votre nom…

— Je ne vous ai jamais dit mon nom.

— J’ai entendu les policiers le prononcer.

— Et vous m’avez reconnu ? Alors que je n’ai plus du tout la même tête que lorsque vous m’avez rencontré ? Alors que je n’ai jamais porté ce genre de costume auparavant, et que je ne m’étais jamais coupé la barbe ? »

Elle m’adressa un de ces sourires qui vous disent combien les hommes sont des imbéciles. « Vous n’êtes pas content de me voir ? » me demanda-t-elle avec ce vernis de sentiments blessés que savent si bien jouer les Trudis.

Je replongeai le nez dans mon gin. « C’était l’un de mes prétextes à descendre au bar. Au cas où vous passeriez…

— Et me voici.

— Je m’en souviendrai toujours… Voulez-vous m’excuser ? J’ai déjà un ou deux verres d’avance sur vous.

— Bien sûr, pas de problème.

— Merci. » Je me rendis aux toilettes, m’enfermai dans une stalle, déclipsai mon téléphone. J’appelai le numéro d’Okking. Une voix que je ne reconnus pas m’annonça qu’il était à son bureau, qu’il dormait pour la nuit et ne tenait pas à être réveillé, sauf urgence. Était-ce une urgence ? Je répondis que je ne pensais pas mais que, dans le cas contraire, je le rappellerais. Puis je demandai qu’on me passe Hadjar mais il était sorti enquêter. J’obtins son numéro et le composai.

Il laissa sonner plusieurs fois. Je me demandai s’il était réellement en train d’enquêter sur quelque chose ou se laissait juste prendre par l’ambiance. « Qu’est-ce que c’est ? répondit-il enfin, hargneux.

— Hadjar ? Vous avez l’air hors d’haleine. Vous faisiez des haltères, ou quoi ?

— Qui est à l’appareil ? Comment avez-vous eu…

— Audran. Okking est hs pour la nuit. Écoutez, qu’est-ce que vous a raconté la blonde à Seipolt ? »

Le téléphone resta muet un moment puis la voix d’Hadjar se fit à nouveau entendre, un peu plus amicale. « Trudi ? On l’a assommée, on l’a fouillée aussi profond qu’on a pu, et on l’a réveillée. Elle ne savait rien de rien. Ça nous turlupinait, alors on l’a endormie une seconde fois. Personne ne devrait en savoir aussi peu qu’elle et être encore en vie. Mais elle est nette, Audran. Je connais des piquets de tente qu’ont plus de jugeote qu’elle mais tout ce qu’elle connaît de Seipolt, c’est son prénom.

— Dans ce cas, pourquoi est-elle encore en vie et pas tous les autres ?

— L’assassin ignorait sa présence. Sinon, Xarghis Khan l’aurait baisée jusqu’au trognon et sans doute tuée ensuite. À ce qu’il se trouve, Trudi était dans sa chambre, en train de faire la sieste après déjeuner. Elle ne se rappelle même pas d’avoir fermé sa porte à clé. Si elle est encore en vie, c’est simplement parce qu’elle n’était là que depuis quelques jours et ne faisait pas partie des habitués de la maison.

— Comment a-t-elle pris la nouvelle ?

— Nous lui avons donné l’information pendant qu’elle était inconsciente, en gommant toutes les connotations d’horreur. C’est comme si elle l’avait lue dans les journaux.

— Allah soit loué, vous êtes quand même sympas, chez les flics. Vous l’avez fait filer depuis qu’elle est repartie ?

— Vous avez repéré quelqu’un ? »

Là, ça me surprit. « Qu’est-ce qui vous rend si sûr que je suis avec elle ?

— Pourquoi, sinon, m’appelleriez-vous à cette heure de la nuit ? Je vous dis qu’elle est propre, eh con, autant qu’on puisse en juger. Quant au reste, eh bien, on lui a pas fait de prise de sang, alors, à vous de voir. » Et il raccrocha.

Je fis la grimace, remis le téléphone à ma ceinture et regagnai le bar. Je passai le reste de mon gin-tonic à chercher à repérer le chaperon de Trudi mais je ne vis aucun candidat probable. Je l’invitai à manger dehors, histoire d’avoir l’esprit définitivement tranquillisé. À la fin du souper, j’avais la certitude que personne ne nous filait, Trudi et moi. Nous regagnâmes le bar pour boire encore quelques verres et faire plus ample connaissance. Elle décida qu’on se connaissait suffisamment juste avant minuit.

« Plutôt bruyant, comme endroit, vous ne trouvez pas ? »

J’acquiesçai solennellement. Il ne restait plus que trois clients au bar, y compris la bille de bois qui préparait nos cocktails. Le moment était simplement venu pour l’un ou l’autre de sortir une connerie, et elle m’avait devancé. Ce fut à cet instant précis que, simultanément, j’oubliai ma prudence et décidai de donner une leçon à Yasmin. Bon j’étais un peu saoul, j’étais dépressif et solitaire, Trudi était vraiment une fille sympa et absolument superbe – qu’est-ce qu’il vous faut encore ?

Quand nous fûmes en haut, Trudi me sourit et m’embrassa plusieurs fois, avec lenteur et insistance, comme si le jour ne devait se lever qu’après l’heure du déjeuner. Puis elle me dit que c’était son tour d’utiliser la salle de bains. J’attendis qu’elle ait fermé la porte, puis appelai la réception en insistant bien pour qu’on me réveille dès sept heures le lendemain matin. Je sortis le petit pistolet lance-aiguilles, rabattis le dessus de lit et dissimulai rapidement l’arme. Trudi sortit de la salle de bains, la robe ouverte, les attaches déjà dénouées. Elle me sourit, d’un sourire entendu, alangui. Quand elle s’approcha de moi, la seule chose qui me vint à l’esprit fut que ce serait la première fois que je me mettrais au lit avec une arme sous mon oreiller.

« À quoi tu penses ?

— Oh ! juste que t’as pas l’air mal, pour une vraie fille.

— T’aimes pas les vraies filles ? me susurra-t-elle à l’oreille.

— C’est justement que ça fait un bout de temps que ça ne m’était plus arrivé. Ça s’est trouvé comme ça.

— Tu préfères les jouets ? » murmura-t-elle, mais l’heure n’était plus à la discussion.

17.

Quand le téléphone sonna, j’étais en train de rêver que ma mère me criait après. Elle hurlait si fort que je ne la reconnaissais pas, je savais que c’était elle, c’est tout. On avait commencé par se disputer au sujet de Yasmin mais le sujet avait changé : on était passé à la question de vivre en ville, et on s’engueulait sur le fait que je ne risquais pas d’apprendre jamais quoi que ce soit parce que la seule chose à laquelle je pensais c’était à moi. Mes répliques se limitaient à crier : « C’est pas vrai ! » tandis que mon cœur battait la chamade dans mon sommeil.

Je me réveillai en sursaut, hagard et encore las. Je louchai vers le téléphone puis le décrochai. Une voix me dit : « Bonjour, il est sept heures. » Puis il y eut un déclic. Je reposai le combiné et m’assis dans le lit. Je pris une grande inspiration qui hésita et fis deux ou trois étapes en cours de route. J’avais envie de me rendormir, même si c’était synonyme de cauchemars. Je n’avais pas envie de me lever pour affronter de nouveau une journée comme celle de la veille.

Trudi n’était pas au lit. Je posai les pieds par terre et traversai, tout nu, la petite chambre d’hôtel. Elle n’était pas non plus dans la salle de bains mais m’avait laissé un mot sur le bureau. Qui disait :