— Qu’Allah t’ait en sa sainte garde.
— Allah yisallimak. » Je me levai et rangeai de nouveau le téléphone ; puis je me mis à la recherche du premier des deux objets que j’avais trouvés dans le sac de Nikki : le scarabée dérobé à la collection de Seipolt. Cette reproduction en cuivre liait Nikki directement à Seipolt, tout comme sa bague que j’avais aperçue dans la maison de l’Allemand. Évidemment, maintenant que Seipolt se retrouvait parmi les chers disparus, la valeur de ces articles devenait discutable. Certes, le Dr Yeniknani avait encore le mamie pirate ; il pouvait constituer une importante pièce à conviction. J’estimai qu’il était temps de commencer à préparer une présentation de tout ce que j’avais appris depuis le début de mon enquête, au cas où j’aurais à fournir l’ensemble aux autorités. Pas à Okking, bien sûr, ni à Hadjar. Je n’étais pas certain de qui représentait les autorités adéquates mais je savais bien qu’elles devaient exister quelque part. Les trois pièces ne suffiraient pas à emporter la conviction de quiconque dans un tribunal européen, mais au regard de la justice islamique elles suffisaient amplement.
Je retrouvai le scarabée sous le rebord du matelas. J’ouvris la fermeture à glissière de mon sac et glissai le souvenir pour touristes de Seipolt au fond, sous mes vêtements. Je fis avec soin mes bagages, désireux de m’assurer que tous mes biens n’étaient plus dans l’appartement. Puis je fis çà et là des piles de tout un tas de trucs sans valeur. Je n’avais pas envie de passer trop de temps à faire le tri. Quand j’eus terminé, il ne restait rien dans le studio pour trahir que j’y eusse jamais vécu. J’éprouvai une tristesse cuisante : j’avais vécu dans cet appartement plus longtemps que n’importe où ailleurs dans ma vie. S’il y avait un endroit que je pouvais appeler mon chez-moi, ç’aurait dû être ce petit appartement. À présent, toutefois, ce n’était plus qu’une grande pièce abandonnée, avec des vitres sales et un matelas déchiré par terre. Je sortis, refermant la porte derrière moi.
Je rendis mes clés à Qasim, le propriétaire. Il fut surpris et chagriné de mon départ. « Je me suis bien plu dans ton immeuble, lui dis-je, mais il plaît à Allah que j’aille à présent m’installer ailleurs. »
Il m’embrassa et invoqua Allah pour qu’il nous mène l’un et l’autre sur le juste chemin menant au Paradis.
Je me rendis à la banque et me servis de ma carte pour solder intégralement mon compte et le fermer. Je fourrai les billets dans l’enveloppe que Friedlander bey m’avait envoyée. Dès que je me serais trouvé un autre point de chute, je l’ouvrirais pour voir de combien je disposais en tout ; disons que je me faisais languir en me forçant à ne pas regarder tout de suite.
Ma troisième étape fut à l’hôtel Palazzo di Marco Aurelio. J’étais à présent vêtu de ma djellabah et de mon keffieh mais avec les cheveux en brosse et le visage rasé. Je ne crois pas que le réceptionniste m’ait reconnu.
« J’ai réglé une semaine d’avance, lui dis-je, mais mes affaires m’obligent à libérer ma chambre plus tôt que prévu. »
Murmure du réceptionniste : « Nous sommes désolés de l’apprendre, monsieur. Nous avons été ravis d’avoir votre clientèle. » J’acquiesçai et déposai ma clé sur le comptoir. « Si vous me permettez, un instant…» Il tapa le numéro de la chambre sur son terminal, vit que l’hôtel me devait effectivement un peu d’argent et lança l’impression du reçu.
« Vous avez tous été fort aimables », lui dis-je.
Il sourit. « Ce fut un plaisir. » Il me tendit le reçu en m’indiquant le caissier. Je le remerciai encore. Quelques instants plus tard, je glissais le remboursement partiel dans mon sac de sport, avec le reste de l’argent.
Avec dans mon sac mon argent, mes mamies et papies, et ma garde-robe, je partis vers le sud-ouest, m’éloignant du Boudayin et du quartier de boutiques chic proches du boulevard Il-Djamil. Je parvins dans un faubourg pour fellahîn tout en ruelles et passages tortueux, aux petites maisons au toit en terrasse et aux murs délavés, avec des fenêtres fermées par des volets ou de fins croisillons de bois. Certaines étaient en meilleur état, avec des velléités de jardinage dans la terre sèche au pied des murs. D’autres en revanche étaient décrépites, avec leurs volets écornés bâillant au soleil comme la langue de chiens essoufflés. Je me dirigeai vers une bâtisse bien tenue et frappai à sa porte. J’attendis quelques minutes avant qu’elle s’ouvre, révélant un barbu imposant et musculeux. Les yeux plissés par la méfiance, il me scruta d’un air peu amène en mâchouillant un bout de bois coincé entre ses dents. Il attendit que je parle.
Sans aucune confiance, je me lançai dans mon récit. « J’ai été abandonné dans cette ville par mes compagnons. Ils m’ont volé toute notre marchandise et mon argent avec. Je suis obligé de quémander, au nom d’Allah et de l’Apôtre de Dieu, que la bénédiction d’Allah soit sur lui et la paix, ton hospitalité pour aujourd’hui et ce soir.
— Je vois, dit l’homme d’une voix renfrognée. La maison est fermée.
— Je ne te causerai aucune matière à offense. Je…
— Pourquoi n’essaies-tu pas de mendier là où l’hospitalité est plus généreuse ? On me dit qu’il existe ici et là des familles qui ont assez pour se nourrir et nourrir en plus des chiens et des étrangers avec. Moi, je suis bien content de gagner juste de quoi acheter des haricots et du pain à ma femme et mes quatre enfants. »
Pigé. Je repris : « Je sais que tu n’as pas besoin d’ennuis. Quand je me suis fait voler, mes compagnons ignoraient que je gardais toujours un peu d’argent en réserve dans mon sac. Ils se sont empressés de prendre tout ce qui était bien visible, me laissant juste de quoi survivre un jour ou deux, jusqu’à ce que je sois capable de retrouver mon chemin et d’aller leur réclamer de justes comptes. »
L’homme se contenta de me fixer, attendant l’apparition de quelque chose de magique.
Je défis la fermeture à glissière de mon sac et l’ouvris. Je le laissai consciencieusement me voir écarter les vêtements posés dedans – chemises, pantalons et chaussettes – jusqu’à ce que j’aie sorti de tout au fond un billet de banque. « Vingt kiams, dis-je tristement, voilà tout ce qu’ils m’ont laissé. »
Le visage de mon nouvel ami passa par une rapide sélection d’émotions. Dans le coin, les billets de vingt kiams faisaient remarquer leur présence à grand bruit. L’homme n’était peut-être pas sûr de moi mais je savais en tout cas qu’il réfléchissait.
« Si tu veux bien m’offrir le bénéfice de ton hospitalité et de ta protection pour les deux prochains jours, je te laisserai tout l’argent que tu vois ici. » J’agitai les vingt kiams plus près encore de ses yeux qui s’agrandissaient.
L’homme était visiblement ébranlé ; s’il avait été doté de grandes feuilles aplaties, il aurait sans aucun doute bruissé. Il n’aimait pas les étrangers – merde, personne n’aime les étrangers. Il n’appréciait guère la perspective d’en accueillir un sous son toit pour quarante-huit heures. Vingt kiams, pourtant, c’était pour lui l’équivalent de plusieurs jours de paie. Quand je l’examinai de nouveau attentivement, je vis qu’il avait cessé de me jauger : il était déjà en train de dépenser les vingt kiams de cent manières différentes. Tout ce que j’avais à faire, c’était attendre.
« Nous ne sommes pas des gens riches, ô seigneur.
— Dans ce cas, les vingt kiams t’allégeront l’existence.
— Certes, certes, ô seigneur, et je désire effectivement les avoir ; néanmoins, j’ai honte de laisser une personne éminente comme toi contempler la misère sordide de ma demeure.