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— J’ai vu misère pire que tu ne peux imaginer, mon ami, et me suis élevé bien au-dessus comme toi-même le pourras. Je n’ai pas toujours été comme je t’apparais aujourd’hui. Ce n’est que par la volonté d’Allah si je me retrouve jeté dans les tréfonds de la misère, afin de pouvoir aller récupérer ce qui m’a été arraché. M’aiderais-tu ? Allah apportera fortune à tous ceux qui auront été généreux avec moi en cours de route. »

Le fellah me contempla, perplexe, un long moment. Au début, je crus qu’il me prenait tout bonnement pour un fou, et que le mieux était de me fuir en courant. Mes divagations rappelaient le discours de quelque prince enlevé des contes anciens. Ce genre d’histoire était parfait pour les longues soirées, à chuchoter au coin du feu après un frugal souper et avant le sommeil aux rêves troublés. À la lumière du jour, toutefois, une confrontation telle que celle-ci n’avait rien pour paraître plausible. Rien, hormis cet argent que je brandissais dans ma main comme un rameau de dattier. Les yeux de mon ami étaient rivés sur le billet de vingt kiams au point que je doute qu’il eût été capable de décrire mon visage à quiconque.

À la fin, je fus admis dans la demeure de mon hôte, Ishak Jarir. Il maintenait une discipline stricte et je ne vis nulle part de femme. Il y avait un étage au-dessus, où dormaient les membres de la famille et où se trouvaient quelques réduits servant au rangement. Jarir ouvrit la porte de bois plein de l’un de ceux-ci et, sans ménagement, me poussa à l’intérieur, me disant dans un souffle : « Ici, tu seras en sécurité. Si tes perfides amis viennent ici et te demandent, nul dans cette maison ne t’a vu. Mais tu ne pourras rester que jusqu’à demain, après les prières du matin.

— Je remercie Allah pour, dans Sa sagesse, m’avoir guidé jusqu’à un homme aussi généreux que toi. J’ai encore une affaire à régler et si tout se déroule comme je le prévois, je serai de retour avec un billet jumeau de celui que tu tiens dans ta main. Ce jumeau sera pour toi, également. »

Jarir ne voulait pas entendre de détails. « Que ton entreprise soit prospère, me dit-il. Je t’avertis, toutefois : si tu reviens après les dernières prières, tu ne seras pas admis.

— Il en sera comme tu le dis, ô honorable. » Je me retournai pour contempler la pile de chiffons qui allait constituer mon havre pour la nuit, sourit innocemment à Ishak Jarir et sortis de sa demeure en réprimant un frisson.

Je tournai pour descendre la rue étroite et pavée qui, pensais-je, me ramènerait au boulevard Il-Djamîl. Quand je la vis entamer une lente courbe vers la gauche, je sus que je m’étais trompé mais comme elle allait quand même dans la bonne direction, je la suivis. Après un virage, cependant, il n’y eut plus que des murs de brique aveugles à l’arrière de bâtisses délimitant une impasse puante. Je marmonnai un juron et fis demi-tour pour rebrousser chemin.

Un homme me bloquait le passage. Il était mince, avec une barbe mitée et négligée, et son visage arborait un sourire faussement timide. Il portait un polo jaune à col ouvert, un costume marron froissé, un keffieh blanc à carreaux rouges et des chaussures de cuir brun éraflées. Son expression stupide me rappelait celle de Fouad, l’idiot du Boudayin. À l’évidence, il m’avait suivi depuis l’entrée de l’impasse ; je ne l’avais pas entendu arriver dans mon dos.

Je n’aime pas les gens qui me suivent à pas de loup ; je défis mon sac tout en gardant les yeux fixés sur lui. Il resta planté là, sans bouger, oscillant d’un pied sur l’autre en souriant toujours. Je sortis une paire de papies et refermai la fermeture à glissière. J’avançai sur lui mais il m’arrêta d’une main posée sur ma poitrine. Je baissai les yeux sur la main, puis revins à son visage. « Je n’aime pas qu’on me touche », lui dis-je.

Il se rétracta comme s’il venait de profaner le saint des saints. « Mille pardons, dit-il faiblement.

— T’as une raison quelconque de me suivre ?

— Je pensais que tu pourrais être intéressé par ce que j’ai ici. » Il m’indiquait la mallette en skaï qu’il tenait à la main.

« T’es représentant ?

— Je vends des mamies, seigneur, et une large sélection de périphériques d’extension parmi les plus utiles et les plus intéressants sur le marché. J’aimerais te les présenter.

— Non, merci. »

Il haussa les sourcils, plus si timide à présent, comme si je lui avais demandé de poursuivre. « Ça ne prendra qu’un instant et il est bien possible que j’aie très précisément ce que tu recherches.

— Je ne cherche rien en particulier.

— Oh ! mais si, seigneur, ou bien tu ne te serais pas fait câbler maintenant, pas vrai ? »

Je haussai les épaules. Il s’agenouilla pour ouvrir sa mallette d’échantillons. J’étais bien décidé à ne rien me laisser fourguer. Je ne traite pas avec les fouines.

Il sortit mamies et papies de la boîte pour les aligner régulièrement devant sa mallette. Lorsqu’il eut fini, il leva les yeux sur moi. Je voyais bien comme il était fier de sa marchandise. « Eh bien », me dit-il.

Silence expectatif.

« Eh bien quoi ? demandai-je.

— Qu’en penses-tu ?

— Des mamies ? Ils ressemblent à tous les autres modules que j’ai déjà vus. Lesquels est-ce ? »

Il s’empara du premier de la rangée. Il me le lança et je l’attrapai ; d’un coup d’œil, je constatai qu’il était dépourvu d’étiquette, moulé dans un plastique plus grossier que les mamies habituels que je voyais chez Laïla et dans les souks. De la contrebande. « Celui-là, tu connais déjà », me dit l’homme, en me servant à nouveau son sourire désolé.

Ce qui lui valut un regard incisif.

Il retira son keffieh. Ses rares cheveux bruns lui retombaient sur les oreilles. Il avait l’air de ne pas s’être lavé depuis un mois. Une main fit jaillir le mamie qu’il portait jusque-là. Le représentant timide s’évanouit. Les mâchoires de l’homme béèrent, son regard devint flou mais, avec une célérité née de la pratique, il s’encastra un autre de ses mamies maison. Soudain, ses yeux se plissèrent, sa bouche dessina un rictus méchant, sadique. Il s’était mué d’un homme en un autre ; il n’avait pas besoin des déguisements habituels : le changement total de posture, d’attitudes, d’expression, d’élocution était plus efficace que n’importe quelle combinaison de postiches et de maquillages.

J’étais mal : j’avais James Bond dans la main et j’étais en train de fixer les yeux glacés de Xarghis Moghédhîl Khan. Mon regard plongeait dans la folie. J’élevai la main et m’enfichai les deux papies. Le premier me procurerait une force musculaire surnaturelle, désespérée, sans aucune douleur ni lassitude, jusqu’à la déchirure effective des tissus. Le second supprimait tous les bruits ; j’avais besoin de concentration. Khan grondait en me montrant les dents. Il avait maintenant dans la main un long coutelas vicieux, au manche d’argent décoré de pierres colorées, avec une garde en or. « Assieds-toi, lus-je sur ses lèvres. Par terre. »

Je ne risquais pas de m’asseoir pour lui faire plaisir. Ma main s’avança de dix centimètres, cherchant à tâtons le lance-aiguilles sous les plis de ma robe. Elle bougea à peine puis se figea car je venais de me rappeler que l’arme était restée sous l’oreiller de l’hôtel ; depuis, la femme de chambre avait dû le trouver. Et le paralysant était bien planqué tout au fond de mon sac. Je reculai devant Khan. « Je vous suis depuis un long moment, monsieur Audran. Je vous ai observé au commissariat de police, chez Friedlander bey, dans la maison de Seipolt, à l’hôtel. J’aurais pu vous tuer cette nuit où j’ai fait comme si vous n’étiez qu’un de ces putains de voleurs, mais je n’avais pas envie d’être interrompu. J’attendais le moment opportun. Et maintenant, monsieur Audran, maintenant, vous allez mourir. » C’était merveilleusement simple de lire sur ses lèvres ; le monde entier s’était relaxé pour évoluer deux fois moins vite seulement que la normale. Lui et moi avions tout le temps voulu…