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Je ne regardai pas dans l’enveloppe – même moi, je savais que c’eût été quelque part un manquement aux bonnes manières. « Tu es le père de la générosité. »

Tout baignait entre nous. Il m’appréciait bien plus désormais que lors de notre première rencontre, si longtemps auparavant. « Je suis fatigué, mon fils, et je te demande de me pardonner. Mon chauffeur va te reconduire chez toi. Revoyons-nous bientôt, nous parlerons alors de ton avenir.

— Sur mes yeux et ma tête, ô Seigneur des hommes. Je reste à ta disposition.

— Il n’est de pouvoir et de puissance hors d’Allah l’exalté et le grand. » Cela ressemble à une réponse de politesse mais la formule est en général réservée aux moments de danger ou avant quelque action cruciale. Je dévisageai ce vieillard grisonnant, attendant quelque indice, mais il m’avait déjà congédié. Je fis mes adieux et quittai son bureau. Je réfléchis beaucoup durant le trajet de retour au Boudayin.

On était lundi soir et, chez Frenchy, c’était déjà la foule. Un mélange de marins de la navale et de la marchande, qui avaient parcouru les quatre-vingts kilomètres depuis le port ; il y avait cinq ou six touristes, en quête d’un certain genre d’animation et bien partis pour en découvrir un autre ; et aussi deux ou trois couples à la recherche d’anecdotes piquantes et colorées à raconter au retour. Saupoudrez le tout de quelques hommes d’affaires de la cité, qui connaissaient sans doute la chanson mais venaient malgré tout, pour boire un verre et contempler des corps dénudés.

Yasmin était assise entre deux marins. Ils riaient et s’adressaient des clins d’œil dans son dos – ils devaient croire qu’ils avaient trouvé ce qu’ils cherchaient. Yasmin sirotait un cocktail au champagne. Elle avait devant elle sept verres vides. Elle, en tout cas, avait manifestement trouvé ce qu’elle cherchait. Frenchy prenait huit kiams par cocktail qu’il partageait avec la fille qui l’avait commandé. Yasmin avait déjà soulagé de trente-deux kiams ces deux joyeux bourlingueurs et, selon toute apparence, ce n’était qu’un début, la nuit ne faisait que commencer. Sans parler des pourboires. Yasmin s’y entendait à merveille : c’était un plaisir de la regarder opérer ; elle était capable de séparer un micheton de son fric plus vite que n’importe qui, hormis peut-être Chiriga.

Il y avait plusieurs sièges libres au bar, un près de la porte, les autres dans le fond. Je n’ai jamais aimé m’asseoir près de la porte, on a l’air d’un touriste, ou je ne sais quoi. Je me dirigeai vers la pénombre du fond de la salle. Avant que j’eusse atteint le tabouret, Indhira m’arriva dessus : « Vous seriez plus confortable dans une stalle, monsieur…»

Je souris. Elle ne m’avait pas reconnu, en djellabah et sans barbe. Elle suggérait une stalle parce que si je m’asseyais sur un tabouret, elle ne pourrait pas s’installer à côté de moi et s’occuper de mon portefeuille. Indhira était une fille sympa, je n’avais jamais eu de problème avec elle. « Je vais me mettre au bar, je veux causer avec Frenchy. »

Elle haussa les épaules puis se retourna pour trier le reste de la foule. Tel un faucon à l’affût, elle avisa trois marchands à l’air prospère assis avec une fille et une changiste. Quand il y en a pour deux, il y en a pour trois. Indhira fonça.

La serveuse de Frenchy, Dalia, vint vers moi, traînant derrière elle son torchon humide sur le comptoir. Elle fit un ou deux passages devant moi, puis déposa un dessous de verre. « Une bière ?

— Gin-bingara avec un trait de Rose. »

Elle plissa les yeux. « Marîd ?

— C’est mon nouveau look. »

Elle posa son torchon sur le bar et me dévisagea. Sans dire un mot. Jusqu’à ce que je finisse par me sentir gêné. « Dalia ? »

Elle ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit. « Frenchy, s’écria-t-elle. Le voilà ! »

Je ne savais pas ce que ça voulait dire. Tout le monde se retourna pour me regarder. Frenchy quitta sa chaise près de la caisse et se dirigea vers moi d’un pas lourd. « Marîd, dit-il, paraît que t’aurais épinglé le type qu’a nettoyé les Sœurs…»

Je me rendis compte que j’étais devenu une vedette. « Oh ! dis-je, ce serait plutôt lui qui m’a épinglé ! Il se débrouillait pas mal, d’ailleurs, jusqu’à ce que je décide de prendre les choses en main. »

Frenchy sourit. « T’as été le seul à avoir assez de couilles pour le traquer. Même les plus fins limiers de la cité étaient dix pas derrière. Tu as sauvé un tas de vies, Marîd. À partir d’aujourd’hui, tu bois gratis ici et dans toutes les autres boîtes de la Rue. Pas de pourliche non plus, je préviendrai les filles. »

C’était le seul geste significatif qu’il était en mesure de faire et je sus l’apprécier à sa juste valeur. « Merci, Frenchy. » J’eus tôt fait d’apprendre à quel point être une vedette peut devenir gênant.

Nous devisâmes un moment. J’essayai de le persuader qu’il y avait encore un tueur en goguette mais il ne voulut rien savoir. Il préférait croire que le danger était passé. Je n’avais pas de preuve que le second assassin fût encore en ville, après tout. Il ne s’était pas servi de cigarette sur quiconque depuis la mort de Nikki. « Qu’est-ce que tu cherches ? » demanda Frenchy.

Je levai les yeux vers la scène où dansait Blanca. C’était elle qui avait découvert le corps de Nikki dans l’impasse. « J’ai un indice et une petite idée de ce qu’il aime faire subir à ses victimes. » Je parlai à Frenchy du mamie que Nikki avait eu dans son sac, ainsi que des ecchymoses et brûlures de cigarettes relevées sur les corps.

Frenchy parut songeur. « Tu sais, dit-il enfin. Je me rappelle effectivement qu’on m’a parlé d’un client dans ce genre…

— Comment ça ? Il a essayé de brûler la fille, ou quoi ? »

Frenchy hocha la tête. « Non, pas ça. On m’a raconté que lorsque la fille a déshabillé le mec, il était entièrement recouvert de ce genre de brûlures et de marques.

— C’était le client de quelle fille, Frenchy ? Il faut que je lui parle. »

Son regard se perdit dans le brouillard, il cherchait à se souvenir. « Oh ! fit-il enfin, de Maribel.

— Maribel ? » dis-je, incrédule. Maribel était cette vieille qui occupait un tabouret à l’angle du bar. Toujours le même. Elle devait avoir entre soixante et quatre-vingts ans, elle avait été danseuse un demi-siècle auparavant, quand elle avait encore un visage et un corps. Puis elle cessa de danser pour se consacrer à des débouchés plus immédiatement rentables. Quand elle vieillit encore, il lui fallut diminuer sa marge bénéficiaire pour continuer à être compétitive vis-à-vis des modèles plus récents. À présent, elle portait une perruque de nylon rouge qui avait la consistance et l’élasticité des gazons synthétiques du quartier européen. Elle n’avait jamais eu l’argent pour se payer des modifications physiques ou mentales. Entourée par les plus beaux corps qu’on puisse se payer, elle paraissait encore plus âgée qu’en réalité. Maribel était manifestement désavantagée. Elle surmontait toutefois ce handicap grâce à d’astucieuses techniques de marketing orientées vers la personnalisation des attentions, pour la plus grande satisfaction du client : pour le prix d’un cocktail au champagne, elle offrait à son voisin les bénéfices d’une dextérité affinée par des années d’expérience. Au comptoir même, assis et devisant comme s’ils étaient tout seuls dans une quelconque chambre de motel. Maribel mettait en valeur le proverbe arabe : les meilleures attentions sont les plus expéditives. Bien entendu, c’était elle qui devait faire pour l’essentiel les frais de la conversation ; mais à moins d’y regarder de près – ou quand le type ne pouvait dissimuler son regard vitreux – personne n’aurait pu deviner qu’une relation intime était en train de se dérouler.