Deux triamphés de plus ? Trois, pour avoir une marge de sécurité ? Ou bien risquais-je d’être trop speedé ? J’avais pas envie de claquer contre le mur comme une corde de gratte qui lâche. J’en avalai deux et empochai le troisième, au cas où.
Mec, demain, j’allais me payer une sacrée putain de redescente. La Vie Meilleure par la Chimie ne voyait pas d’inconvénient à me prêter un surcroît d’énergie, sous la forme de jolies pilules couleur pastel ; mais, pour reprendre une des phrases favorites de Chiriga, on rembourse avec des putains d’intérêts. Si je parvenais à survivre à l’abrutissement de la redescente inéluctable, ce serait l’occasion de réjouissances générales tout autour du trône d’Allah.
J’avais repris mon rythme dans la demi-heure qui suivit. Je pris une douche, me lavai les cheveux, me taillai la barbe, rasai les endroits sur les joues et dans le cou que je voulais laisser imberbes, me brossai les dents, rinçai le lavabo et la baignoire puis parcourus tout nu l’appartement à la recherche d’autres trucs à nettoyer, ranger ou arranger – et puis je me repris. « Holà, du calme, mon garçon. » C’était une bonne chose que j’aie pris les deux triamphés de rabe aussi tôt ; ça me laissait le temps de me calmer avant de sortir.
Le temps passa lentement. J’envisageai de téléphoner à Nikki pour lui rappeler de partir mais c’était inutile. J’envisageai de téléphoner à Yasmin ou Chiri, mais à cette heure-ci elles étaient au boulot, de toute façon. J’allai m’asseoir, calé contre le mur, et frissonnai, presque en larmes : Seigneur, c’était vrai que je n’avais vraiment aucun ami. J’aurais bien voulu avoir un système holo comme Tamiko ; ça aurait tué le temps. J’avais déjà vu quelques holopomos qui faisaient de la vraie baise un truc fétide et déclaveté.
À sept heures et demie, je m’habillai : une vieille chemise bleu passé, mes jeans et mes bottes. Je n’aurais pas pu paraître mieux pour Hassan même si je l’avais voulu. Comme je quittais mon immeuble, j’entendis un crépitement de parasites et la voix amplifiée du muezzin s’écria : laa ’illaha ’illallahou – c’est magnifique à entendre, cet appel à la prière, allitératif et émouvant même pour un blasphémateur de chien d’infidèle comme moi. Je pressai le pas dans les rues vides ; les putes cessaient de putasser pour prier, les clients surmontaient leur culpabilité pour prier. Mes pas résonnaient sur le pavé antique, comme des accusations. Le temps que je sois parvenu à la boutique d’Hassan, tout avait repris son tour normal. Jusqu’à l’appel final à la prière du soir, les putes et les michetons pourraient retourner danser leur rock du commerce et de l’exploitation mutuelle.
Pour tenir la boutique d’Hassan à cette heure, il y avait un jeune et mince Américain que tout le monde appelait Abdoul-Hassan. Abdoul veut dire « esclave de » et s’assortit généralement des quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu. Dans ce cas précis, l’ironie était que le jeune garçon était bel et bien celui d’Hassan, sous tous les aspects imaginables, excepté, peut-être, du point de vue génétique. Dans le Quartier, on disait que cet Abdoul-Hassan n’était pas un garçon de naissance – tout comme Yasmin n’était pas une fille de naissance ; mais, à ma connaissance, personne n’avait trouvé le temps ou l’envie de se lancer dans une enquête en profondeur.
Abdoul-Hassan me posa une question en anglais. Pour le chineur ordinaire, ce que pouvait vendre la boutique d’Hassan restait un complet mystère ; c’était parce que l’échoppe était quasiment vide ; Hassan achetait et vendait de tout, de sorte qu’il n’avait pas de raison vitale d’exposer quoi que ce soit. Je ne comprenais pas l’anglais, aussi me contentai-je d’agiter le pouce en direction du rideau imprimé maculé de taches. Le garçon hocha la tête et retourna à sa rêverie.
Je franchis le rideau, traversai la réserve, la ruelle. Juste comme j’arrivais devant la porte blindée, elle s’ouvrit presque sans bruit. « Sésame, ouvre-toi », murmurai-je. Puis je pénétrai dans une pièce chichement éclairée et regardai autour de moi. Les drogues me faisaient oublier d’avoir peur. Oublier également d’être prudent ; mais mes instincts sont ma force vitale et mes instincts sont sur la brèche matin et soir, drogue ou pas drogue. Appuyé contre une petite montagne de coussins, Hassan tirait sur un narguilé. Je sentis le parfum du haschich ; le clapotis de la pipe à eau d’Hassan était le seul bruit dans la pièce. Nikki était assise en tailleur, très raide, au bord d’un tapis, visiblement terrifiée, une tasse de thé devant ses jambes croisées. Appuyé sur quelques coussins, Abdoulaye chuchotait à l’oreille d’Hassan. L’expression de ce dernier était aussi indéchiffrable qu’une poignée de vent. Tel était le thé d’Hassan ; immobile, j’attendis qu’il parle le premier.
« Ahlan wa sahlan ! » dit-il dans un bref silence. C’était une formule de salutation officielle, quelque chose comme « tu es descendu au niveau du sol, rencontrer les tiens ». Elle était censée donner le ton pour le reste de cette palabre. Je lui fournis la réponse idoine et fus invité à m’asseoir. Je m’installai près de Nikki ; je remarquai qu’elle ne portait qu’un unique périphérique au milieu de ses cheveux blond pâle. Ce devait être un papie de langue arabe, sinon, je le savais, elle n’aurait pas saisi un mot de la conversation. J’acceptai une petite tasse de café, fortement épicé de cardamome. J’élevai ma tasse vers Hassan et dis : « Que ta table dure éternellement. »
Hassan agita une main en l’air et répondit : « Qu’Allah prolonge ta vie. » Puis on m’offrit une seconde tasse de café. Je donnai une bourrade à Nikki qui n’avait pas encore bu son thé. Vous ne pouvez pas vous attendre à voir les affaires commencer immédiatement, pas tant que vous n’aurez pas bu au moins trois tasses de café. Si vous déclinez l’offre plus tôt, vous risquez d’insulter votre hôte. Pendant que l’on buvait thé ou café, Hassan et moi prîmes mutuellement des nouvelles de la santé de nos familles et amis respectifs, invoquant Allah pour bénir tel ou tel et nous protéger tous ainsi que l’ensemble du monde musulman des déprédations de l’infidèle.
Je murmurai dans ma barbe à Nikki de continuer à descendre son thé au drôle de goût. Sa présence ici était désagréable à Hassan pour deux raisons : c’était une prostituée, et ce n’était pas une vraie femme. Les musulmans n’étaient jamais parvenus à arrêter une position définitive à ce sujet. Ils traitaient leurs femmes comme des citoyens de seconde zone, mais ne savaient jamais quoi faire au juste des hommes devenus femmes. Le Qur’ân n’avait évidemment pas prévu le cas. Et le fait que je ne fusse pas précisément un dévot du Livre-dépourvu-de-doutes n’était pas pour faciliter les choses. De sorte qu’Hassan et moi ne cessions de boire et branler du chef et sourire et louer Allah en échangeant des plaisanteries du tac au tac comme dans un match de tennis. L’expression la plus fréquente du monde musulman est inchallah, « si Dieu le veut ». Elle ôte toute culpabilité : prends-t’en à Allah. Si l’oasis s’assèche et se dissipe au vent, c’était la volonté d’Allah. Si tu es surpris à dormir avec l’épouse de ton frère, c’était la volonté d’Allah. Se faire couper la main, la queue ou la tête en représailles est également la volonté d’Allah. Il ne se fait pas grand-chose dans le Boudayin sans qu’on discute de l’opinion que pourra en avoir Allah.