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En attendant, je m’installe dans un fauteuil, je prends Gros-Câlin et il met son bras de deux mètres vingt de long autour de mes épaules. C’est ce qu’on appelle « état de besoin », en organisme. Il a une tête inexpressive, à cause de l’environnement originel, évidemment, c’est l’âge de pierre, comme les tortues, les circonstances pré diluviennes. Son regard n’exprime pas autre chose que cinquante millions d’années et même davantage, pour finir dans un deux-pièces. Il est merveilleux et rassurant de sentir chez soi quelqu’un qui vient d’aussi loin et qui est parvenu jusqu’à Paris. Cela donne de la philosophie, à cause de la permanence assurée et des valeurs immortelles, immuables. Parfois, il me mordille l’oreille, ce qui est bouleversant d’espièglerie, lorsqu’on pense que cela vient de la préhistoire. Je me laisse faire, je ferme les yeux et j’attends. On aura compris depuis longtemps par les indications que j’ai déjà données que j’attends qu’il aille encore plus loin, qu’il fasse un bond prodigieux dans l’évolution et qu’il me parle d’une voix humaine. J’attends la fin de l’impossible. Nous avons tous et depuis si longtemps déjà une enfance malheureuse.

Souvent, je m’endors ainsi, avec ce bras de deux mètres de long qui m’entoure et me protège en toute confiance, avec le sourire.

J’ai pris une photo de Gros-Câlin endormi autour de moi dans le fauteuil. J’ai voulu la montrer à Mlle Dreyfus mais j’ai eu peur qu’elle renonce à moi en croyant que j’étais déjà pourvu. J’aurais pu évidemment lui expliquer que ce n’était pas une question de longueur de bras, seulement d’aspiration et du sentiment qu’on y met, mais il ne faut jamais risquer d’éveiller chez quelqu’un un sentiment d’infériorité.

Il est cependant évident que les rapports exceptionnels que j’entretiens avec Gros-Câlin me coûtent cher. Très peu de jeunes femmes, ainsi que je l’ai déjà exposé en connaissance de cause, accepteraient de partager la vie d’un python. Cela demande beaucoup de tendresse et de compréhension, c’est une véritable épreuve, un test, ça prouve. Pour franchir une telle distance d’une personne à une autre avec python, il faut un vrai élan. Je suis sûr et certain que Mlle Dreyfus en est capable et qu’elle a d’ailleurs un avantage au départ à cause de ses origines communes.

Je me réveille parfois dans mon fauteuil car Gros-Câlin dort si fort qu’il risque de m’étrangler. C’est l’angoisse et je prends deux valiums, puis je me rendors. Le professeur Fischer, dans son ouvrage sur les pythons et les boas, nous dit qu’ils rêvent aussi. Il ne nous dit pas de quoi. Mais moi j’ai ma conviction là-dessus. Je suis sûr que les pythons rêvent de quelqu’un à aimer.

C’est chez moi une certitude.

C’est donc dans un but d’intuition et de compréhension que je me suis mis à faire des rêves de python. On ne peut évidemment pas se mettre à sa propre place, parce qu’on y est déjà et on se heurte aussitôt à l’angoisse, mais on peut se mettre à la place d’un autre, par la méthode sympathique. Je ne puis être scientifiquement sûr de ma découverte, mais c’est ainsi que je suis arrivé à la conclusion que les pythons rêvent d’amour.

Je fais aussitôt plusieurs constatations bouleversantes.

La première chose que je découvre ainsi est que je suis très beau. On remarque que je souris de plaisir. Je le dis en toute modestie, parce qu’il ne s’agit pas de moi. En ce qui me concerne personnellement, si j’ose m’exprimer ainsi, un peu prétentieusement, je posai un jour cette question à une bonne pute. Je prends là un terme courant que j’emprunte aux autres, dans un but de rapprochement et de fraternité, mais je ne suis pas d’accord avec lui, car il est péjoratif et je ne péjore jamais. Je lui ai demandé ce qu’elle pensait de mon apparence physique. Elle parut très étonnée, car elle croyait en avoir fini avec moi. Elle s’est arrêtée à la porte et s’est tournée vers moi. Une petite blonde bien en place partout.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu m’as demandé ?

— Comment tu me trouves, physiquement ?

Elle n’était pas obligée, car nos rapports s’étaient déjà dénoués. Mais c’est un métier qui donne de l’humanité.

— Laisse voir… Je ne t’ai pas regardé. On est toujours si occupé en faisant le boulot…

Elle m’a bien regardé. Gentiment, ni oui ni non. Heureusement qu’elle ne l’avait pas fait avant, j’aurais pas pu, à cause de l’angoisse.

— Ben, tu sais… Ça se vaut. Tu es même plutôt mieux, on dirait que t’as peur d’être mangé…

Elle haussa les épaules et elle a ri, mais sans rigoler.

— T’en fais pas, va. Il faut jamais y penser. Et puis, tu sais, dans les histoires de cul, il n’y a que les sentiments qui comptent.

J’ai eu soudain envie de pleurer, comme ça arrive parfois quand on voit quelque chose de beau. C’est toujours merveilleux lorsque toutes les barrières tombent et on se retrouve tous ensemble, on se rejoint. Au moment de la grande peur, en mai 1968 – je n’ai pas osé sortir de chez moi pendant trois semaines, à cause de l’espoir, de la fin de l’impossible, j’avais l’impression que ce n’était même pas moi, que c’était Gros-Câlin qui rêvait – j’ai vu une fois, en regardant prudemment par la fenêtre, des gens qui se rencontraient au milieu de la rue et qui se parlaient.

— Et puis, toi, au moins, tu as un regard. La plupart des gens ils n’ont rien dans les yeux, tu sais, comme les voitures qui se croisent la nuit, pour ne pas éblouir, allez, au revoir.

Elle s’en alla et je suis resté encore dix minutes seul dans la chambre. Je me sentais bien, j’éprouvais une sorte d’euphorie et de prologomène, mot dont je ne connais pas le sens et que j’emploie toujours lorsque je veux exprimer ma confiance dans l’inconnu.

Ça tombait bien, parce que le lendemain Gros-Câlin commença sa mue. Il a déjà changé deux fois de peau, dans ses efforts, depuis qu’il vit chez moi.

Quand ça commence, il devient inerte, il a l’air complètement écœuré de tout, il n’y croit plus. Ses paupières deviennent blanches, laiteuses. Et puis sa vieille peau commence à craquer et à tomber. C’est un moment merveilleux, le renouveau, la confiance règne. Bien sûr, c’est toujours la même peau qui revient, mais Gros-Câlin est très content, il frétille, il cavale partout sur la moquette et je me sens heureux, moi aussi, sans raison, ce qui est la meilleure façon d’être heureux, la plus sûre.

À la STAT, je fredonne, je me frotte les mains, je cours ici et là, et mes collègues remarquent ma bonne mine. Je m’achète un bouquet de fleurs sur le bureau. Je fais des projets d’avenir, puis ça se calme. Je reprends mon pardessus, mon chapeau, mon écharpe et je rentre dans mon deux-pièces. Je retrouve Gros-Câlin enroulé sur lui-même dans un coin. La fête est finie. Mais c’est émouvant pendant que ça dure. Et c’est très bon pour les pressentiments, ça encourage l’aspiration chez l’organisme.

D’ailleurs, mon problème principal n’est pas tellement mon chez-moi mais mon chez-les-autres. La rue. Ainsi qu’on l’a remarqué sans cesse dans ce texte, il y a dix millions d’usagés dans la région parisienne et on les sent bien, qui ne sont pas là, mais moi, j’ai parfois l’impression qu’ils sont cent millions qui ne sont pas là, et c’est l’angoisse, une telle quantité d’absence. J’en attrape des sueurs d’inexistence mais mon médecin me dit que ce n’est rien, la peur du vide, ça fait partie des grands nombres, c’est pour ça qu’on cherche à y habituer les petits, c’est les maths modernes. Mlle Dreyfus doit en souffrir particulièrement, en tant que Noire. Nous sommes faits l’un pour l’autre mais elle hésite, à cause de mon amitié avec Gros-Câlin. Elle doit se dire qu’un homme qui s’entoure d’un python recherche des êtres exceptionnels. Elle manque de confiance en elle-même. Pourtant, peu de temps après notre rencontre sur les Champs-Élysées, je tentai de lui venir en aide. Je me suis rendu au bureau un peu plus tôt que d’habitude et j’ai attendu Mlle Dreyfus devant l’ascenseur pour voyager avec elle. Il fallait quand même nous connaître un peu mieux, avant de nous décider. Lorsqu’on voyage ensemble, on apprend des tas de choses les uns sur les autres, on se découvre. Il est vrai que la plupart des gens restent debout dans l’ascenseur, sans se regarder, verticalement et raides, pour ne pas avoir l’air d’envahir le territoire des autres. C’est des clubs anglais, les ascenseurs, sauf que c’est debout, avec les arrêts aux étages. Celui de la STAT met une bonne minute dix pour arriver chez nous et si on fait ça tous les jours, même sans se parler, on finit malgré tout par faire une petite bande d’amis, d’habitués de l’ascenseur. Les lieux de rencontres, c’est capital.