J’ai voyagé avec Mlle Dreyfus quatorze fois et ça n’a pas raté. Heureusement, ce n’est pas un grand ascenseur, juste ce qu’il faut pour que huit personnes puissent se sentir bien ensemble. Je garde pendant le parcours un silence expressif, pour ne pas faire le boute-en-train ou Gentil Organisateur des clubs de voyages, et parce que cinquante secondes n’est pas assez pour me faire comprendre. Lorsque nous sommes sortis au neuvième, devant la STAT, Mlle Dreyfus m’a adressé la parole et elle est tout de suite entrée dans le vif du sujet.
— Et votre python, vous l’avez toujours ?
Comme ça, en plein dedans. En me regardant droit dans les yeux. Les femmes, quand elles veulent quelque chose…
J’en ai eu le souffle coupé. Personne ne m’a jamais fait des avances. Je n’étais pas du tout préparé à cette jalousie, à cette invitation à choisir, « c’est lui ou c’est moi ».
J’ai été à ce point secoué que j’ai fait une gaffe. Une gaffe terrible.
— Oui, il vit toujours avec moi. Vous savez, dans l’agglomération parisienne, il faut quelqu’un à aimer…
Quelqu’un à aimer… Il faut être con, quand même, pour dire ça à une jeune femme. Car ce qu’elle en a compris, à cause de l’incompréhension naturelle, c’est que j’avais déjà quelqu’un, merci beaucoup.
Je me souviens très bien. Elle portait des bottes à mi-cuisses et une minijupe en quelque chose. Une blouse orange.
Elle est très jolie. Je pourrais la rendre plus belle encore, dans mon imagination, mais je ne le fais pas, pour ne pas augmenter les distances.
Le nombre de femmes que j’aurais eues si je n’avais pas un python chez moi, c’est fou. L’embarras du choix, c’est l’angoisse. Je ne veux pas qu’on s’imagine pourtant que j’ai pris un reptile universellement réprouvé et rejeté pour me protéger. Je l’ai fait pour avoir quelqu’un à… Je vous demande pardon. Cela sort de mon propos, ici, qui est l’histoire naturelle.
Elle m’a regardé d’une certaine façon, quand je lui dis que j’aimais déjà quelqu’un. Elle ne paraissait pourtant pas vexée, blessée. Non, rien. Les Noirs à Paris ont beaucoup de dignité, à cause de l’habitude.
Elle m’a même souri. C’était un sourire un peu triste, comme si elle avait de la peine. Mais les sourires sont souvent tristes, il faut se mettre à leur place.
— Allez, au revoir, au plaisir.
Très poliment, en me donnant la main. J’aurais dû la baiser, cela se faisait autrefois, et il n’y a pas de raison. Mais je risquais de paraître antédiluvien, et ça, jamais.
— Allez, au revoir et merci.
Et puis elle s’en est allée en mini-jupe.
Je suis resté là, décidé à ouvrir le gaz. J’avais envie de mourir, en attendant mieux. Je me disposais donc à reprendre mes occupations à cet effet, lorsque le garçon de bureau passa par là, avec cinq corbeilles à papier les unes sur les autres, comme un sportif.
— Qu’est-ce que tu fous là, Gros-Câlin ? T’en fais une tête !
Ils m’appellent tous Gros-Câlin, à l’agence, à cause de l’esprit. Je ne trouve pas cela drôle mais on vit, quoi.
— Enfin, qu’est-ce qui t’arrive ?
Je me suis bien gardé de lui faire des confidences. Je ne sais pas pourquoi, mais je me méfie de ce gars-là. Il me fait même un peu peur. J’ai toujours l’impression qu’il a des intentions. Il me dérange. Mais enfin, c’est le rôle de la police, ce n’est pas à moi de m’en occuper. C’est le genre de personne qui fait semblant d’être là chez lui, alors qu’on sait bien que c’est pas vrai, qu’il fait semblant. Je me méfie de ceux qui cherchent tout le temps à vous culpabiliser. Ce garçon de bureau, il a toujours l’air renseigné, avec des coups d’œil malin à la française, avec lueurs d’ironie et clartés, comme pour vous dire que lui, il connaît la manière, on peut en sortir, il y a qu’à pousser.
Je n’aime pas cette façon indignée qu’il a de me regarder. On dirait que je lui fais mal. J’ai ma dignité, je ne permets à personne de me manquer.
— À propos, dit-il, derrière ses paniers. On a une réunion, samedi soir. Tu veux venir ? Ça te changera.
Des ambitieux, tous, avec des exigences et des prétentions. C’est même le fascisme, au fond. Ce n’est pas que je sois contre le fascisme sans espoir pour tout le monde, parce qu’au moins là, ce serait la vraie démocratie, on saurait pourquoi, il n’y aurait plus de liberté, ce serait l’impossible, on aurait des excuses. Il paraît même qu’il y a des gens qui ont une telle peur de la mort qu’ils finissent par se suicider, à cause de la tranquillité.
— C’est à huit heures trente, à la Mutualité. Viens. Ça te sortira de ton trou.
S’il y a une chose qui me vexe, c’est qu’on dise du mal de mon habitat. J’en fais le plus grand cas. Chaque chose, chaque objet, meubles, cendrier, pipe, est un ami durable. Je les retrouve chaque soir à la même place où je les ai laissés, et c’est une certitude. Je peux compter dessus à coup sûr. C’est une angoisse en moins. Le fauteuil, le lit, la chaise, avec une place pour moi au milieu, et quand j’appuie sur un bouton, la lumière se fait, tout s’éclaire.
— Mon appartement n’est pas un trou, lui dis-je. Je ne vis pas dans un trou, nulle part. Je suis très bien logé, avec adresse.
— Tu es tellement dedans que tu ne le vois même pas, me lança-t-il. C’est pas que je m’intéresse à toi, t’as pas à te fâcher, mais ça me fait mal de te voir. Alors, viens avec nous samedi. Tiens, j’ai les mains occupées, prends cette feuille dans ma poche, il y a le jour et l’heure. Ça te changera.
J’ai quand même hésité un moment, à cause de ma faiblesse. On ne sait pas assez que la faiblesse est une force extraordinaire et qu’il est très difficile de lui résister. Et je ne voulais pas non plus être pris pour une espèce d’égoïste qui ne s’intéresse qu’à son python. Dans le même ordre d’idées, je ne suis pas non plus le genre de mec qui irait donner à Jésus-Christ le prix Nobel de littérature. Et ma température est, aussi étrange que cela puisse paraître, 36° 6, alors que je sens quelque chose comme 5°au-dessous de zéro. Je pense que ce manque de chaleur pourra être remédié un jour par la découverte de nouvelles sources d’énergie indépendantes des Arabes, et que la science ayant réponse à tout, il suffira de se brancher sur une prise de courant pour se sentir aimé.