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Mais je demeure confiant. Une femme est toujours intéressée lorsqu’elle rencontre un homme jeune, avec une situation, et qui ne craint pas de se charger d’un reptile difficile à nourrir de deux mètres vingt, de l’assumer et de veiller sur ses besoins, elle sent qu’il y a là une bonne place à prendre.

À part cette question qu’elle m’a posée une fois au cours de nos voyages, Mlle Dreyfus ne m’a plus jamais adressé la parole. Peut-être parce qu’elle sentait que ça devenait trop important, entre nous, ou peut-être avait-elle honte. Elle doit éprouver de la gêne lorsqu’on commence à parler des pythons, à cause des singes. Ce qui me fait penser que je suis né trop tard pour la fraternité. Ça n’a plus rien à vous donner. J’ai raté les Juifs persécutés que l’on pouvait traiter d’égal à égal, avec noblesse, les Noirs lorsqu’ils étaient inférieurs, les Arabes lorsqu’ils étaient encore des bicots, il n’y a plus d’ouverture pour la générosité. Il n’y a plus moyen de s’ennoblir. S’il y avait l’esclavage, j’aurais épousé Mlle Dreyfus tout de suite, je me sentirais quelqu’un. Les seuls moments où je me sens quelqu’un, c’est lorsque je marche dans les rues de Paris avec Gros-Câlin sur mes épaules et que j’entends les remarques des gens : « Quelle horreur ! Mon Dieu, quelle sale tête ! Ça devrait pas être permis ! On n’a pas idée ! Ça mord sûrement, c’est dangereux, ça risque de s’infecter ! » Je marche fièrement la tête haute, je caresse mon bon vieux Gros-Câlin, mes yeux sont pleins de lumière, je m’affirme enfin, à l’extérieur, je me manifeste, je m’exprime, je m’extériorise.

— Pour qui il se prend, celui-là ?

— Ça doit être plein de maladies. Ma sœur avait une cuisinière algérienne et elle a attrapé des amibes.

— Pauvre type. Il doit vraiment pas avoir personne.

Évidemment, un python, ça ne suffit pas. Mais j’ai également l’ascenseur avec Mlle Dreyfus. Il s’est établi entre nous un lien discret et tendre, plein de pudeurs et de délicatesses – elle demeure toujours les yeux baissés, pendant le parcours, les cils palpitants, effarouchée et timide, à cause des gazelles – et chaque voyage que nous faisons ensemble nous rapproche davantage et nous fait la plus douce et la plus rassurante des promesses : celle de 2 = I.

Il ne me reste plus, pour faire le pas décisif, qu’à surmonter cet état d’absence de moi-même que je continue à éprouver. La sensation de ne pas être vraiment là. Plus exactement, d’être une sorte de prologomène. Ce mot s’applique exactement à mon état, dans « prologomène » il y a prologue à quelque chose ou à quelqu’un, ça donne de l’espoir. Ce sont des états d’esquisse, de rature, très pénibles, et lorsqu’ils s’emparent de moi, je me mets à courir en rond dans mon deux-pièces à la recherche d’une sortie, ce qui est d’autant plus affolant que les portes ne vous aident pas du tout. C’est au cours d’une de ces prises de conscience prénatales que j’ai écrit au professeur Lortat-Jacob, la lettre suivante :

Monsieur,

Dans un communiqué de l’Ordre des Médecins de France, signé de votre nom, vous avez parlé avec une juste sévérité de l’avortement et qualifié d’« avortons » les lieux où ces interruptions de naissance seraient pratiquées. Je me permets de vous informer, à titre personnel et confidentiel, que le caractère sacré à la vie dont vous vous réclamez, ainsi que le cardinal Marty, exige une possibilité d’accès à la naissance et à la vie, une impossibilité évidente que vous paraissez ignorer, dont vous ne faites aucune mention, et je me permets à ce titre de vous signaler l’histoire bien connue, survenue en 1931, et que l’on cache aujourd’hui à l’opinion publique. Je l’ai trouvée sur les quais dans une collection d’histoires dont l’auteur m’échappe. C’est en effet en 1931, ainsi que vous ne l’êtes pas sans ignorer, qu’eut lieu la première révolte des spermatozoïdes à Paris. Ils se réclamaient du droit sacré à la vie et en avaient assez d’être frustrés de leurs aspirations légitimes et de mourir étouffés à l’intérieur des capotes. Sous les ordres d’un guérillero spermatozoïde, ils se sont donc tous armés d’une hachette, afin de percer au bon moment les parois de caoutchouc et accéder à la naissance. Le moment venu, lorsque commença la grande ruée en avant, les spermatozoïdes levèrent tous leurs hachettes et leur chef fut le premier à abattre la sienne et à percer le caoutchouc pour accéder au monde et au caractère sacré de la vie qui les attendait dehors. Il y eut un moment de silence. Et alors, la grande masse de spermatozoïdes entendit son cri affolé : « Arrière ! C’est de la merde ! »

Veuillez agréer.

Je n’ai pas envoyé cette lettre. J’avais peur de ne pas recevoir de réponse, ce qui confirmerait mes pires soupçons. Peut-être qu’ils sont tous au courant et qu’ils font semblant et pseudo-pseudo. J’ai même voulu écrire une lettre au cardinal Marty, mais là, j’ai eu vraiment peur ; il était capable de me dire la vérité, lui. Que j’étais prénatal, prématuré et par voie urinaire. Comme ça, en plein dedans, genre moine-soldat, avec les consolations de l’Église.

La vérité est que je souffre de magma, de salle d’attente, et cela se traduit par un goût nostalgique pour divers objets de première nécessité, extincteurs rouge incendie, échelles, aspirateurs, clés universelles, tire-bouchons et rayons de soleil. Ce sont là des sous-produits de mon état latent de film non développé d’ailleurs sous-exposé. Vous remarquerez aussi l’absence de flèches directionnelles.

Je jetai donc la lettre à l’Ordre des Médecins dans le panier et me demandai si je n’allais pas écrire au contraire à la Ligue des Droits de l’Homme, astucieusement, pour me donner l’impression. Avec un accusé de réception, cela pouvait même servir de commencement de preuve.

Je tendais déjà la main vers mon stylo, mais c’est à ce moment précis, comme pour me rassurer, que le niveau de vie des Français a augmenté de dix pour cent par rapport à leur histoire, et par rapport à leur revenu brut, de sept pour cent.

J’avais laissé la radio ouverte et c’est sorti d’un seul coup, dix et sept pour cent. Ça ne se discute pas, les chiffres. Je suis très impressionnable et j’ai immédiatement senti que je vivais mieux, de dix et sept pour cent. J’ai couru à la fenêtre et il me parut que les gens étaient plus vivants. J’ai eu une extraordinaire sensation de bien-être, j’ai pris Gros-Câlin et j’ai fait quelques pas de danse avec lui, en fredonnant. Dix et sept pour cent, c’est énorme. Les communistes doivent s’arracher les cheveux. J’ai toujours été contre les communistes. Je suis pour la liberté.

Ainsi donc, pour me dénouer harmonieusement et reprendre mon fil, mes collègues savent que je vis avec un python. Ils me donnent toutes sortes de conseils. Au service de la documentation, la bonne femme m’a même proposé de me faire inscrire au Club de l’Amitié ; où ils se rencontrent deux fois par semaine, pour ce qu’elle a appelé en français « la thérapie en grappes ».

— Chacun raconte ses problèmes, on se libère, on en discute, on essaye non pas de les résoudre, bien sûr – il faut bien qu’il y ait une société – mais de vivre avec eux, d’apprendre à les tolérer, à leur sourire, en quelque sorte. On apprend à transcender, voilà.