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Je ne voyais pas du tout comment Gros-Câlin pouvait transcender son problème, mais je lui ai dit que j’y réfléchirais.

C’était surtout le garçon de bureau et ses grosses moustaches démagogiques vieil-ouvrier-de-France qui m’énervait avec ses airs entendus et racoleurs, lorsqu’on se rencontrait dans les couloirs ou sur le palier. Il ne me disait rien, mais c’était tout comme, parce qu’il en avait plein les yeux, ça débordait. Un jeune mec de vingt-cinq ans qui fait dans le genre vieille France avec nappe en toile cirée à carreaux blancs, gros rouge, velours côtelé et imprimerie clandestine à l’intérieur, c’est fini, tout ça, ça a déjà été fait. Aujourd’hui, c’est dépassé, on trouve tout à la Samaritaine. Les bombes fabriquées chez soi, c’est plus la peine.

Il a un regard qui me met hors de moi, à cause de la prise du pouvoir. Des grands yeux bruns qui vous tombent dessus et si je ne savais pas qu’il avait les poches pleines de prospectus politiques, je l’aurais presque cru. Ça vit d’espoir, ces cons-là. Finalement, un jour, j’en ai eu marre et je lui dis :

— Écoutez, ça suffit comme ça, c’est pas la peine d’insister.

— J’ai rien dit.

— Non, mais c’est tout comme. Je vous informe qu’il n’y a rien à faire. Il faudrait une mutation biologique. Les mues, c’est du pareil au même, et même de plus en plus.

— Tu as essayé Lourdes ?

J’en suis resté baba. Comment savait-il ?

Oui, j’avais essayé Lourdes. J’y suis allé par le train, un vendredi, en cachant Gros-Câlin d’abord dans un sac spécial avec trous d’air, et une fois là-bas, sous mon manteau, enroulé autour de ma taille. Nous sommes restés une heure dans la grotte, après quoi, j’ai couru à l’hôtel, j’ai étendu mon python sur le lit et j’ai attendu. Rien. Il a tout de suite fait des nœuds, comme d’habitude. J’ai attendu plusieurs heures, à cause de la distance, puisque ça devait venir de très loin, très haut. Mais non, zéro pour la question. Il était là à se ressembler, écaille par écaille, aussi reptile qu’avant. Il n’a même pas fait une mue supplémentaire, par faveur spéciale. Je ne dis pas que Lourdes, ça ne vaut rien, c’est peut-être actif pour des états déficients légaux, paralytiques ou autres, reconnus d’utilité publique par l’Ordre des Médecins et la sécurité sociale. Je ne parle que de ce que je connais, moi. Tout ce que je sais, c’est que pour les états contre-nature pour causes naturelles, ça ne vaut rien.

Bien sûr, je ne lui ai pas dit tout ça, au garçon de bureau. C’est le genre de mec qui ne croit pas à l’impossible nul n’est tenu. Je le soupçonne même de ne pas croire à l’impossible.

— Parce que, si tu ne crois pas à l’action, peut-être crois-tu aux miracles ?

— Ça ne vous regarde pas, ma philosophie, lui dis-je avec dignité. En tout cas, vous pouvez garder la Chine pour vous. Ils n’ont pas la liberté, là-bas.

Du coup, il pâlit. Je l’avais nettement touché au point sensible. Il est devenu tout blanc, entre la bouche et les yeux, il a serré les dents, et il a murmuré :

— Non, c’est pas vrai ! C’est pas vrai ! Ça se croit… Ça se croit libre ! C’est le bouquet !

Et il est parti, comme ça, avec sous-entendu. Je suis rentré chez moi et j’ai fait une angoisse terrible, sans raison : ce sont les meilleures. Je veux dire, les angoisses prénatales sans aucune raison définie sont les plus profondes, les plus valables, les seules qui sont dans le vrai. Elles viennent du fond du problème.

Je puis en tout cas assurer l’amateur éclairé qui hésite encore à acquérir un python que je n’ai aucun drame d’« incommunicabilité » avec Gros-Câlin. Lorsqu’on est bien ensemble, on n’a aucun besoin de se mentir, de se rassurer. Je dirais même que l’on reconnaît le bonheur au silence. Lorsque la communion est vraie et entière, sans frimes, seul le silence peut l’exprimer. Mais aux personnes qui ne sont pas si exigeantes et qui attendent une réponse de l’extérieur, avec dialogue par voie vocale, je peux recommander M. Parisi, 20 bis rue des Enfants-Trouvés, au troisième à gauche.

J’avais fait appel à son art il y a quatre ans, alors que je n’avais pas encore fait ma prise de conscience et que Gros-Câlin n’était donc pas encore entré dans ma vie. Enfin, il était là, mais il prenait moins de place. J’étais déjà installé dans mon deux-pièces, avec mes meubles, des objets divers, des présences familières. Le fauteuil, surtout, m’est sympathique, avec son air décontracté, qui fume la pipe, en tweed anglais ; il semblait toujours se reposer après de longs voyages et on sentait qu’il avait beaucoup de choses à raconter. Moi j’ai toujours choisi mes fauteuils parmi les Anglais. Ce sont de grands globe-trotters. Je m’asseyais sur le lit en face de lui, je prenais une tasse de thé et j’aimais cette présence tranquille, confortable, qui déteste l’agitation. Le lit aussi est bien, il y a de la place pour deux, en se serrant un peu.

Les lits m’ont toujours posé des problèmes. S’ils sont étroits, pour une seule personne, ils vous foutent dehors, en quelque sorte, ils vous coupent vos efforts d’imagination. Ça fait I, sans ambages, sans ménagement. « T’es seul, mon vieux, et tu sais bien que tu le resteras. » Je préfère donc les lits à deux places, qui s’ouvrent sur l’avenir, mais c’est là que se présente l’autre côté du dilemme. Les dilemmes sont tous des peaux de cochon, soit dit en passant, j’en ai pas connu d’aimables. Car avec un lit pour deux chaque soir, et toute la journée samedi et dimanche, on se sent encore plus seul que dans un lit pour un, qui vous donne au moins une excuse d’être seul. La solitude du python à Paris vous apparaît alors dans toute sa mesure et se met à grandir et à grandir. Seul dans un lit pour deux, même avec un python enroulé autour de vous, c’est l’angoisse, malgré toutes les sirènes d’alarme, les police-secours, les voitures des pompiers, ambulances et états d’urgence, dehors, qui vous font croire que quelqu’un s’occupe de quelqu’un.

Une personne livrée à elle-même sous les toits de Paris, c’est ce qu’on appelle les sévices sociaux. Lorsque cela m’arrivait, je m’habillais, je mettais mon manteau, qui a une présence chaleureuse avec manches, et j’allais me promener dans les rues en cherchant des amoureux dans les portes cochères. C’était avant la Tour Montparnasse.

J’ai fini quand même par acheter un lit à deux places, à cause de Mlle Dreyfus.

Je n’ai pas eu cette idée tout seul, c’était le gouvernement de la France qui m’a encouragé, en parlant d’animation culturelle. C’était alors le grand mot, ça faisait des centres. Ce sont ces mots « animation culturelle » qui m’ont donné l’idée de faire parler les meubles, les objets et Gros-Câlin lui-même d’une voix humaine.

Bien sûr, il m’arrivait parfois, en rentrant à la maison, de m’adresser à haute voix au fauteuil, à la cafetière, à ma pipe, c’est un truc innocent que beaucoup de gens pratiquent, par hygiène mentale. C’est l’interpellation, l’interrogation que l’on lance à l’océan, à l’univers, ou à une paire de pantoufles, selon les goûts et la nature de chacun, mais ce n’est pas le dialogue. Ça répond pas, ça fait le flasque, sans écho, rien. Il n’y a pas de réponse. Il faut le dialogue. C’est justement là qu’intervient la réanimation culturelle.

M. Parisi habitait rue Monge, au quatrième à droite. J’avais obtenu son nom en écrivant au Journal des amis. L’art du dialogue, des questions et des réponses, c’était ce que le journal encourageait.