Выбрать главу

Monsieur le Directeur,

Selon vos conseils-réponses aux lecteurs, je me suis appliqué à cultiver mon intérieur et à le rendre plus agréable. Je me suis entouré de meubles peu nombreux mais sympathiques et d’objets de même nature, afin de me sentir chez moi, suite à votre encouragement. J’avoue cependant que le sens de cette expression m’échappe, car je ne me sens même pas chez moi chez moi, mais chez quelqu’un qui n’est pas là non plus, ce qui crée bien sûr entre nous un lien fraternel d’absence réciproque mais rend la fréquentation difficile. Il est évident malgré cette contradiction, ce « nœud », comme diraient certains, que pour être vraiment chez soi, il faut être d’abord chez les autres, c’est pourquoi je vous écris à nouveau dans l’espoir d’un conseil. Quelles sont les possibilités de communication et de dialogue ?

Veuillez croire.

Je reçus une réponse dans le numéro suivant. On me recommandait de m’adresser à M. Parisi, qui était « spécialisé dans ces cas-là ». La réponse parlait très flatteusement du dialogue et de ses bienfaits psychologiques et m’informait que M. Parisi était un ventriloque et que l’art de se rassurer et de dialoguer avec soi-même, avec l’environnement et même dans les cas désespérés, avec l’univers, n’avait pas de secret pour lui et que c’était une technique assez facile à acquérir, avec un peu de persévérance et d’application. Le journal indiquait même brièvement les noms de quelques grands poètes, penseurs et créateurs qui avaient dialogué ainsi avec l’univers et obtenu des réponses d’une grande portée artistique. Comme Malraux, Nietzsche, Camus, et j’en passe.

M. Parisi est un Italien de soixante-treize ans qui était autrefois célèbre sur les planches, avec un grand nez et une crinière blanche, qui avait pris sa retraite et donnait des leçons particulières pour aider les gens à recevoir des réponses et à se parler. Il a un œil vif, pénétrant et une très forte présence. Il n’a pas du tout l’air démographique, parce qu’il était né avant. On ne me croira pas lorsque je dirai qu’en 1812 la France n’avait que 20 millions d’habitants et était le premier pays du monde et qu’aujourd’hui elle en a cinquante millions et qu’elle est dans un état.

M. Parisi a des gestes larges faits pour révéler des présences inattendues ; ses mains semblent toujours sur le point de tirer le rideau pour montrer qu’il y a quelque chose derrière. Il ne le fait jamais, afin de ménager l’espoir. Il porte une longue pèlerine, des lunettes d’écaille noire, une cravate Lavallière et s’appuie sur une canne qu’il agite dans l’éloquence.

Il m’ouvrit la porte et m’éblouit tout de suite par son art. J’entendis en effet derrière son dos, venant de tous les côtés, des chants d’hyène, des rires d’oiseau, des roucoulements de pigeons et d’amour tendre, des cris de femme heureuse : « C’est le pied, c’est le pied ! » un âne qui gueulait et un rugissement d’étudiant.

— C’est pour vous assurer que vous ne vous trompez pas d’étage, monsieur, me dit-il, en me serrant la main avec un fort accent italien, car il n’est pas de chez nous.

M. Parisi est un ventriloque très réputé. Depuis qu’il a quitté la scène, il enseigne l’art du dialogue, dans un but sociologique et humanitaire, m’expliqua-t-il, apprenant à nos semblables à formuler des interrogations et à recevoir les réponses et les apaisements nécessaires.

Il me fit entrer dans un salon propret et, tout de suite, il fit sonner le téléphone.

— C’est pour vous, me dit-il. Allez répondre.

— Mais…

— Allez-y, mon ami, répondez !

Je décrochai l’ustensile.

— Allo ? fis-je prudemment.

— C’est toi, mon chéri ? fit une voix de femme. C’est toi, mon amour ? Tu as pensé un peu à moi ?

J’avais la chair de poule. M. Parisi était à l’autre bout de la pièce, ça ne pouvait pas être lui, et puis, cette voix de femme, et même plus que ça : une voix féminine…

— Tu as pensé à moi, mon chéri ?

Je me taisais. Évidemment que j’ai pensé à elle. Je n’ai fait que ça.

— Tu me manques, tu sais…

Dans un murmure. Très doux, à peine perceptible. C’était un téléphone d’une sensibilité extraordinaire.

— Allez-y, dit M. Parisi. Rassurez-la. Je sens qu’elle s’inquiète, elle a peur de vous perdre…

C’était maintenant ou jamais.

— Je t’aime, lui dis-je, tout blanc.

— Plus fort, me lança M. Parisi, en mettant la main sur son ventre. Là… Il faut que ça vienne du creux, là, que ça sorte…

— Je t’aime, hurlai-je, du creux et de peur.

— Ce n’est pas la peine de gueuler, dit M. Parisi. C’est la conviction qui compte. Il faut que vous y croyiez vous-même, c’est ça, l’art. Allez-y.

Je dis au téléphone :

— Je t’aime. Il m’est très difficile de vivre sans toi, tu peux pas savoir. Ça fait si longtemps que je suis là, au bout du fil… Ça a fini par s’accumuler à l’intérieur. J’ai accumulé un véritable stock américain – je veux dire un surplus – formidable, c’est pour toi…

Je parlai cinq bonnes minutes avec le téléphone et quand je me suis tu, il y eut un soupir et un baiser et puis le bruit du receveur qu’on raccroche.

Je me retrouvai seul avec M. Parisi, les genoux tremblants. Je n’ai pas l’habitude de l’exercice.

Il me dévisageait amicalement.

— Vous avez d’excellentes dispositions, me dit-il. Vous manquez un peu de confiance en vous-même, évidemment. Il faut exercer votre imagination, si vous voulez en recueillir les fruits. L’amour ne peut pas se passer d’échange, de petits billets doux que l’on s’adresse et se renvoie. L’amour est peut-être la plus belle forme du dialogue que l’homme a inventé pour se répondre à lui-même. Et c’est là justement que l’art du ventriloque a un rôle immense à jouer. Les grands ventriloques ont été avant tout des libérateurs : ils nous permettent de sortir de nos cachots solitaires et de fraterniser avec l’univers. C’est nous qui faisons parler le monde, la matière inanimée, c’est ce qu’on appelle la culture, qui fait parler le néant et le silence. La libération, tout est là. Je donne des leçons à Fresnes ; les prisonniers apprennent à faire parler les barreaux, les murs, à humaniser le monde. Philoloque a dit qu’une seule définition de l’homme est possible : l’homme est une déclaration d’intention, et j’ajouterais qu’il faut qu’elle soit faite hors du contexte. Je reçois ici toutes sortes de muets intérieurs pour causes extérieures, pour cause de contexte, et je les aide à se libérer. Tous mes clients cachent honteusement une voix secrète, car ils savent que la société se défend. Par exemple, elle ferme les bordels, pour fermer les yeux. C’est ce qu’on appelle morale, bonnes mœurs et suppression de la prostitution par voies urinaires, afin que la prostitution authentique et noble, celle qui ne se sert pas du cul mais des principes, des idées, du parlement, de la grandeur, de l’espoir, du peuple, puisse continuer par des voies officielles. Il vient donc un moment où vous n’en pouvez plus et où vous êtes dévoré par le besoin de vérité et d’authenticité, de poser des questions et de recevoir des réponses, bref, de communiquer – de communiquer avec tout, avec le tout, et c’est là qu’il convient de faire appel à l’art. C’est là que le ventriloque entre enjeu et rend la création possible. Je suis reconnu d’utilité publique par monsieur Marcellin, notre ancien Ministre de l’intérieur, et monsieur Druon, notre ancien Ministre de la Culture et j’ai reçu l’autorisation d’exercer de l’Ordre des Médecins, car il n’y a aucun risque. Tout demeure comme avant, mais on se sent mieux. Vous vivez seul, naturellement ?