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Je lui dis que j’avais un python.

— Oui, Paris est une très grande ville, dit M. Parisi, en se promenant dans son petit salon propret, avec parquet bien ciré.

J’ai oublié de noter, par souci d’observation, car tout peut avoir une importance secrète inconnue de nous, avec espoir, qu’il portait une longue écharpe de soie blanche autour du cou et un chapeau sur la tête même chez lui, pour ne pas se découvrir devant rien ni personne et proclamer son indépendance et son refus de s’incliner. Je pense qu’il restait ainsi couvert face à l’état existant, parce qu’il attendait, pour se découvrir devant elles, les vraies valeurs. (Cf. : Bourgeau, L’Irrespect ou La position d’attente debout, ouvrage d'éthologie en trois volumes mais déjà épuisé, comme son titre l’explique.)

— C’est vingt francs la leçon. Les cours ont lieu en groupe…

— Ah non ! dis-je, effrayé à cette idée de payer pour les autres, car en payant on trouve toujours quelqu’un.

— Vous n’avez pas à vous en faire, car ce sont tous eux aussi des mutilés de guerre…

— Des mutilés de guerre, pardon ?

— C’est une façon de parler. Quand on parle de mutilés, on pense toujours à la guerre, mais on s’en passe très bien. Je ne peux pas vous traiter individuellement, la présence des autres étant indispensable pour le peu à peu et l’encouragement. Cela fait partie du traitement.

— Quel traitement ? Je ne veux pas être traité. J’ai déjà été assez traité comme ça.

— Écoutez, laissez-moi faire et je vous garantis qu’au bout de six semaines vous ferez parler votre serpent.

— C’est un python, dis-je.

— Mais les pythons sont des serpents, il me semble ?

Je n’aime pas qu’on traite Gros-Câlin de serpent, je suis contre les amalgames.

— Le mot « serpent » est chez nous légèrement péjoratif, dis-je.

— Chez nous ? répéta M. Parisi.

Il me jeta un coup d’œil. Il avait un de ces vieux regards d’italien qui connaît son monde. C’est un regard gourmand qui vous couve pour mieux vous gober.

— Bien sûr, bien sûr. Je comprends. Chacun de nous a des problèmes d’identité. On se cherche, on se cherche. Ici et là. Il y a même une chanson napolitaine comme ça, ici et là, tra là là là… Je traduis, naturellement ; en italien, c’est beaucoup plus fort. Il faut se recycler ailleurs. Chacun de nous éprouve parfois des difficultés à se recycler dans une espèce avec laquelle ses rapports semblent parfois purement fonctionnels.

Il rampait de long en large sur le parquet ciré, avec son chapeau sur la tête haute par fierté, pour montrer qu’il ne se découvrait encore devant rien ni personne. Ses mouvements étaient aisés, car il avait de la souplesse italienne, malgré son âge. Je commençais à le voir sous un aspect sympathique.

— Venez demain, si vous voulez bien.

Le lendemain, il me présenta à ses autres élèves. J’avoue que ces contacts me furent difficiles et je ne pus me garder d’une certaine froideur et même d’un peu d’hostilité à leur égard, car ces gens s’imaginaient sans doute que j’étais venu là poussé par la solitude et parce qu’il n’y avait personne à qui parler dans ma vie, ce qui était leur cas. Mais j’avais Mlle Dreyfus et si rien de définitif n’était encore intervenu entre nous, c’était simplement parce que nous attendions de mieux nous connaître. Mlle Dreyfus, comme beaucoup de jeunes Africaines, est très craintive et vite effarouchée, à cause des biches. Et il y avait toujours d’autres voyageurs sur ce trajet.

Ce qu’il nous fallait, c’était une panne d’ascenseur.

L’autre nuit, j’avais rêvé que l’ascenseur était tombé en panne entre deux étages, on n’arrivait pas à le remettre en marche. C’aurait été parfait, malheureusement, Mlle Dreyfus n’était pas montée dans l’ascenseur, ce jour-là, j’étais seul, absolument seul et coincé entre les étages, c’était un cauchemar, comme cela arrive souvent avec les rêves. J’appuyais sur tous les boutons marqués « appel » et « secours », mais ça ne répondait pas. Je me suis réveillé avec une angoisse terrible, j’ai pris Gros-Câlin sur mes genoux, il a levé la tête et m’a regardé avec cette extraordinaire expression d’indifférence qu’il manifeste pour me calmer, lorsque je suis en proie à l’affectivité, une indifférence totale, comme pour me dire qu’il est là, auprès de moi, solide au poste, que tout est comme d’habitude.

Il y avait là un monsieur Dunoyer-Duchesne, un épicier qui recevait son beurre directement de Normandie et me le fit savoir immédiatement comme pour éviter toute source de malentendu entre nous. Je ne sais pourquoi il me l’avait dit avec tant de fermeté, en me serrant la main et en me regardant fixement dans les yeux : « Dunoyer-Duchesne. Je fais venir mon beurre directement de Normandie. » J’y ai pensé pendant plusieurs jours, c’était peut-être un franc-maçon. Il paraît que les francs-maçons ont quelque chose en commun qu’ils échangent entre eux avec fraternité par signes et par propos à clé, qui ont un sens. Ou peut-être n’avait-il aucun autre signe distinctif auquel on aurait pu le reconnaître et voulait néanmoins me faire sentir qu’il n’était pas n’importe qui. Il y a des gens qui ont du mal à sortir. Je l’ai mis tout de suite à l’aise :

— Cousin. J’élève un python.

Parfois des personnes qui ne se connaissent pas dans un compartiment de chemin de fer se disent tout, sans aucune retenue. Comme elles ne se connaissent pas, elles n’ont aucune raison d’avoir peur.

Il y avait là monsieur Burak, qui était dentiste mais qui aurait voulu être chef d’orchestre. C’est ce qu’il me dit, alors que je venais à peine de m’asseoir sur une chaise à côté de lui, sous l’œil de monsieur Parisi qui arpentait le parquet, après que nous nous eûmes serré la main.

— Burak, Polonais, dit-il. Je suis dentiste mais je voulais être chef d’orchestre.

Comme j’étais encore sous l’effet de cette affaire de beurre de Normandie qui venait de se produire, je fus un instant affolé. Il y a des gens qui vous font tout de suite des confidences, en catastrophe, pour gagner désespérément votre amitié, et se lier à vous en vous donnant des marques de confiance. C’est une méthode psychologique. Je crois que je fus à la hauteur. Il faut dire que je le comprenais. Moi aussi j’aurais voulu être quelqu’un d’autre, j’aurais voulu être moi-même. Il y a des cas. Peut-être qu’il entendait une musique intérieure formidable, avec caisses, violons et percussions et il voulait la faire écouter au monde entier dans un but de générosité, mais il faut un public, des amateurs, de l’attention, et des moyens d’expression, les gens n’aiment pas s’habiller et se déranger pour rien. C’est ce qu’on appelle, justement, de concert. La musique à l’intérieur est une chose qui a besoin d’aide extérieure, sans quoi elle fait un bruit infernal parce que personne ne l’entend. Il tenait ma main dans la sienne, un grand homme chauve et un nez avec grosse moustache, il était dentiste dans la vie, soixante ans au bas mot, et pour un chef d’orchestre qui est encore dentiste, c’est beaucoup.