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— Burak, Polonais. Je suis dentiste mais je voulais être chef d’orchestre.

— Personne ne vous comprend mieux que moi, lui dis-je, j’ai passé toute ma vie chez les putes, alors, vous pensez.

Monsieur Burak retira sa main et me regarda d’une façon, oui, d’une façon, il n’y a pas d’autre mot. Il écarta même légèrement sa chaise.

Pourtant, tout ce que j’avais voulu dire, c’est que moi aussi j’aurais voulu être.

Il y a d’ailleurs dans l’expression « nos semblables » une affreuse part de vérité.

J’ai même regardé dans le dictionnaire, mais il y avait une faute d’impression, une fausse impression qu’ils avaient là. C’était marqué : être, exister. Il ne faut pas se fier aux dictionnaires, parce qu’ils sont faits exprès pour vous. C’est le prêt-à-porter, pour aller avec l’environnement. Le jour où on en sortira, on verra qu’être sous-entend et signifie être aimé. C’est la même chose. Mais ils s’en gardent bien. J’ai même regardé à naissance, mais ils s’en gardaient bien là aussi.

J’étonnerai en disant que la Cordillère des Andes doit être très belle. Mais je le dis hors de propos pour montrer que je suis libre. Je tiens à ma liberté par-dessus tout.

Je dois noter ici qu’aujourd’hui Gros-Câlin a commencé une nouvelle mue.

C’est un événement profondément optimiste dans la vie d’un python, le renouveau, Pâques, Yom Kippour, l’espoir, des promesses. Ma longue observation et connaissance des pythons m’a permis de conclure que la mue représente dans leur nature le moment émouvant entre tous où ils se sentent sur le point d’accéder à une vie nouvelle, avec garantie d’authenticité. C’est leur humanisme. Tous les observateurs des pythons – je ne citerai que les professeurs Grüntag et Kunitz – savent que la mue éveille chez ces sympathiques reptiles l’espoir d’accéder à un tout autre règne animal, à une espèce à pleins poumons, évoluée.

Mais ils se retrouvent toujours du pareil au même. C’est leur promotion sociale, avec récupération des sous-produits de la mue pour remise en circulation, économie et plein emploi.

Je ratai deux cours pendant la mue de Gros-Câlin, je suis resté à ses côtés, pour lui tenir la main au figuré, c’est bon pour le moral. Je sais bien qu’il va se retrouver dans son état antérieur de tronçon, par sa forme générale, mais lorsqu’une femme va accoucher avec promesse de naissance et que son responsable lui tient la main, il faut manifester de l’espoir.

J’avoue même qu’il m’arrive parfois de me déshabiller pour m’examiner entièrement, des pieds à la tête, et j’ai découvert un matin sur ma cuisse une espèce de tache rougeâtre, mais elle disparut dans la journée.

Il y avait encore au cours monsieur Achille Durs, un homme un peu voûté, âgé d’une cinquantaine d’années qui, déployé, devait faire dans les un mètre quatre-vingts et quelques. Il me dit qu’il avait été chef de rayon à la Samaritaine pendant vingt ans, mais était passé au Bon Marché. Je n’ai pas demandé pourquoi, ce sont là des problèmes de conscience, il m’en informa avec fierté et c’est vrai qu’il faut beaucoup de courage pour changer de vie, à un âge où d’autres n’osent même plus y penser. Nous nous serrâmes la main et ne trouvâmes immédiatement rien à nous dire, ce qui établit entre nous une complicité sympathique.

L’exercice d’animation, ainsi que tout le monde sait qui s’y intéresse, consiste à faire parler une poupée que monsieur Parisi plaçait de plus en plus loin, tantôt à gauche, tantôt à droite, tantôt au fond, tantôt en haut, de façon non seulement à nous apprendre à lui donner une apparence d’existence en lui prêtant notre voix, mais surtout pour nous forcer à nous ouvrir et à nous donner vraiment, à libérer notre fort intérieur par voie buccale. Il fallait projeter notre voix, en la situant de façon à ce qu’elle semble nous répondre et revenir vers nous de l’extérieur, car tout dans cet art a pour but d’arracher des réponses au Sphinx, en quelque sorte.

La poupée était un des mannequins dont monsieur Parisi s’était servi dans sa carrière artistique. Le mannequin avait un air renseigné, content de lui et supérieur. Il était évidemment complètement inanimé, ce qui lui donnait une présence très forte et réaliste. Parfois monsieur Parisi lui mettait un cigare entre les dents, pour accentuer. Il portait un smoking comme si c’était tous les jours le gala. Nous étions assis sur des chaises dispersées en demi-cercle autour de lui et il fallait évidemment parler pour le mannequin et pour vous-même, afin qu’il y eût un vrai dialogue. Je rappelle ici qu’au début il y eut le Verbe, parce que c’est encourageant et prometteur. Il fallait également, bien sûr, que notre voix, lorsqu’elle nous revenait sous forme d’échange, fût complètement différente, afin d’être convaincante. Monsieur Parisi insistait toujours sur ce point.

— N’oubliez pas, messieurs, que l’art du ventriloque et même l’art tout court, est avant tout dans la réponse. C’est, dans le sens propre, ce qu’on appelle une création. Il faut rétablir vos liens afin de vous perfectionner, sortir du matériau, du magma, et de vous récupérer sous forme de produit fini.

Il allait et venait dans son salon propret, sur le parquet bien ciré, avec sa crinière blanche et ses lunettes d’écaille.

— Regardez cet objet. C’est le néant. Un mannequin, qui a sur le visage une expression de scepticisme, de cynisme même. Un machin inanimé, fait pour durer. Eh bien, vous allez le faire parler d’une voix humaine, messieurs. Vous allez même lui faire dire des mots d’amour, sans appuyer nulle part, sur aucun bouton secret, par vos propres moyens. Après le mannequin, nous passerons à ce vase de fleurs, cette table, ces rideaux. Et peu à peu, avec de la pratique, et de l’habileté, vous arriverez à faire parler le monde et à vous mouvoir parmi des murmures fraternels. Vous parviendrez alors à vivre seuls très confortablement, sans manquer de rien, à vous suffire, et avec beaucoup moins de risques et aussi plus économiquement que si vous vous lanciez dans des aventures, où l’on est très souvent déçu, blessé et où l’on est obligé de se contenter de souffrir, sans plus. Monsieur Burak, allez-y.

Le Polonais rougit légèrement.

— Qu’est-ce que tu as fait de ta vie, Burak ? demanda la poupée. Des travaux dentaires, voilà ce que tu en as fait !

— Monsieur Burak, je vous ai déjà dit que l’exercice consiste à vous éloigner de vous-même de cinq mètres et à vous situer dans l’autre. Vous n’arriverez pas à vous créer un environnement humain, sympathique, propice, philosophique et encourageant, si vous refusez de sortir. D’une façon générale, messieurs, évitez de cuire dans votre propre jus. Prenez dès maintenant l’habitude de cuire dans le jus des autres, ça fait moins mal. Chacun de vous est entouré de millions de gens, c’est la solitude. Cessez un peu de penser à vous-même. Pensez à eux, à toutes les difficultés qu’ils ont pour vivre, vous vous sentirez mieux. On ne peut pas se passer de fraternité, pour vivre mieux.

Il faisait, bien sûr, dire tout ça par la poupée, avec son air cynique qui remuait le cigare en parlant, et on riait tous, c’était le spectacle. Il faut minimiser, c’est important. La minimisation, c’est indispensable, pour mettre à l’échelle humaine, c’est le stoïcisme.

— « Si vous n’apprenez pas à vous faire chérir par vos propres moyens, vous finirez tous aux objets perdus », rappelez-vous ces mots du grand O’Higgins qui pouvait faire parler une cathédrale vide de cinquante voix différentes et qui est mort tragiquement d’une extinction de voix.